À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’étude de Danielle Groleau, Catherine Sigouin et Nicole Anne D’souza «Power to negotiate spatial barriers to breastfeeding in a western context: When motherhood meets poverty», publiée en 2013 dans Health and Place, vol. 24, p. 250-259.

  • Faits saillants

  • Le faible niveau de scolarité serait un facteur plus important que le niveau de revenu dans la décision d’allaiter ou non.
  • Certaines femmes voient l’allaitement maternel comme une forme d’abus sexuel à l’égard de l’enfant.
  • Les femmes qui ne bénéficient pas d’un bon réseau de soutien ou qui sont seules à s’occuper du nourrisson choisissent souvent le lait maternisé.

L’allaitement maternel a conquis le cœur d’une grande majorité de Québécoises depuis quelques années. Aujourd’hui, 9 mères sur 10 (89%) optent pour l’allaitement à la naissance de leur enfant[1]. Plus du quart (26%) des mères allaitent même pendant six mois ou plus. Mais cet engouement n’est généralement pas partagé par les mères à faible revenu, qui privilégient plutôt les préparations commerciales.

Face à la popularité de la formule de lait pour bébé en Occident dans la seconde moitié du XXe siècle, plusieurs organismes comme l’Organisation mondiale de la santé mettent l’accent sur les bénéfices nutritionnels de l’allaitement maternel. Au Québec, les établissements de santé emboîtent le pas à partir des années 1970-1980: la proportion de Québécoises qui choisissent l’allaitement passe de 45 % en 1995 à 85 % en 2006 et à 89 % en 2011-2012.

Groleau, Sigouin et D’souza, chercheures à l’Université McGill et à l’Hôpital général Juif de Montréal, ont tenté de comprendre les raisons qui poussent les Québécoises à faible revenu – un statut socioéconomique souvent associé à un faible niveau de scolarité – à privilégier les préparations commerciales plutôt que l’allaitement. Pour comprendre leurs motivations, les trois chercheures ont interviewé, en rencontre de groupe ou par téléphone, 31 mères québécoises qui ont choisi de ne pas allaiter ou qui ont interrompu l’allaitement après quelques jours seulement. Recrutées par le biais de CLSC de la province, les participantes avaient un faible revenu et moins de 11 années d’études, soit moins d’une cinquième secondaire.

Les résultats de l’étude montrent ces mères préfèrent les préparations commerciales à l’allaitement pour plusieurs raisons : sexualisation du corps, fatigue accumulée, problèmes d’allaitement (douleur ou trop grande sensibilité des mamelons, production de lait insuffisante, bébé incapable de bien prendre le sein), désir d’autonomie, influence des proches et pression sociale.

Les seins : dernier rempart de la sexualité féminine?

La plupart des participantes rencontrées expliquent leur refus d’allaiter par la dimension sexuelle associée à leurs seins. Constatant l’effet de la grossesse sur leur corps, plusieurs participantes craignent que l’allaitement altère l’apparence de leurs seins, souvent perçus comme le dernier rempart de leur corps de jeune femme. Certaines femmes mentionnent également un inconfort à l’idée que le nouveau-né puisse toucher les seins avec la bouche. Quelques-unes vont même jusqu’à comparer l’allaitement à une forme d’abus sexuel des nouveau-nés; les seins demeurant le domaine de «leur homme» («my man») et non celui du nourrisson. Au final, le manque d’éducation limite la capacité des femmes à réagir contre la promotion de l’hypersexualisation des seins.

La fatigue accumulée

La fatigue accumulée, souvent causée par les exigences de l’allaitement et les effets de l’accouchement, explique également le choix des femmes d’opter pour la formule de lait. Plusieurs d’entre elles invoquent la nécessité de préserver leurs forces pour être mieux disposées à prendre soin du nouveau-né. Cette source de motivation est surtout présente chez les femmes ne vivant pas avec le père du nouveau-né ou chez celles qui ne bénéficient pas de l’aide de membres de leur famille.

«Houston, we have a problem»

C’est chose connue : les débuts de l’allaitement peuvent être source de complications (le bébé qui refuse de prendre le sein, la lente progression de la production de lait, etc.). À ce stade, le risque que les mères se découragent rapidement est élevé. Sans ressource pour les aider à surmonter ces difficultés, plusieurs femmes abandonnent l’idée d’allaiter en quelques jours, voire en quelques heures. Devant un bébé naissant en pleurs à cause de la faim, les nouvelles mères décrivent un sentiment d’échec et l’impression d’être une mauvaise mère dès les premiers instants de vie. Elles optent alors pour la formule préparée de lait pour nourrisson.

Un frein à la liberté

Les obligations des nouvelles mères sont nombreuses et demandent beaucoup de temps, surtout si celles-ci sont seules à s’occuper du nouveau-né. Pour plusieurs mères, refuser l’allaitement, c’est une manière de retrouver liberté et autonomie. Nourrir le nouveau-né avec la formule de lait permet ainsi à certaines femmes de réintégrer leur emploi plus rapidement ou de prendre du temps de repos sans avoir à se soucier du besoin constant de lait maternel de l’enfant.

L’influence de la famille

L’avis de la famille joue un rôle important dans le choix des femmes qui ont refusé d’allaiter. Plus de la moitié des participantes avaient été encouragées à donner le biberon. Parmi les participantes qui ont choisi d’allaiter dès la naissance de leur enfant, aucune d’entre elles ne dit avoir été encouragée à allaiter par leur entourage.

Le regard des autres

Le fait de devoir allaiter en public est également un frein au choix de l’allaitement. En effet, plusieurs femmes disent ne pas être capables d’affronter le regard des autres. Certaines femmes pensent que l’allaitement en public est jugé socialement inacceptable.

Trouver des solutions adaptées aux femmes à faible revenu

Les auteures considèrent que des outils adaptés (par exemple, des ateliers développés sur mesure pour répondre aux différents problèmes que rencontrent les nouvelles mères) devraient être fournis aux femmes démunies pour les aider à résister au discours dominant, notamment en ce qui a trait à la sexualisation des seins.

Selon les chercheures, la promotion des bienfaits de l’allaitement devrait donc être renforcée, à travers les médias et dans l’environnement immédiat des femmes, notamment auprès des familles. À l’instar de Molière, qui écrivait « Cachez ce sein que je ne saurais voir », il est grand temps que la vue du sein d’une femme qui allaite ne soit plus un événement pouvant faire les manchettes…