À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’essai de Sylvie Fortin, Josiane Le Gall et Geneviève Dorval, « Prolonger la vie ou envisager la mort? Quelques enjeux de la prise de décision lors de maladies graves. », paru en 2016, dans Anthropologie et Santé.

  • Faits saillants

  • Malgré les progrès de la science, les médecins ne peuvent pas prévoir à coup sûr les effets d’un traitement lourd sur la vie future d’un enfant. Ces incertitudes sont difficiles à supporter pour le personnel soignant.
  • Entre abandon prématuré des soins et acharnement thérapeutique, la question est avant tout d’ordre moral : au sein même de l’équipe soignante, les points de vue peuvent diverger.
  • Les familles ne sont pas nécessairement outillées pour bien comprendre les enjeux médicaux et prendre une décision éclairée pour leur enfant. Face aux connaissances des experts, elles sont influençables.

De nombreux cliniciens affirment que, de nos jours, « on ne meurt plus ». Dans les milieux hospitaliers où la technologie est très présente, on s’approche du « risque zéro » de décès non contrôlés : les services de réanimation en sont un bon exemple. La question de la mort se pose donc autrement : on choisit de poursuivre ou d’arrêter un traitement intensif. On tente de vaincre la maladie, ou on accepte un décès inévitable, en réduisant au maximum les souffrances du patient.

Au-delà des possibilités offertes par les progrès de la science, de nombreuses questions subsistent. D’autant plus lorsque celui que l’on soigne est un enfant ! Les plus jeunes ne sont pas nécessairement capables de donner leur avis. C’est donc l’équipe soignante et les parents qui doivent prendre les décisions, en jonglant avec leurs émotions, leurs espoirs et leurs doutes. D’ailleurs, cette étude montre que la collaboration n’est pas toujours évidente : les familles ne sont pas toujours bien outillées ou accompagnées pour comprendre les réalités médicales.

Lorsque l’avenir médical d’un enfant est incertain, jusqu’où doit-on poursuivre le traitement ? À quel point doit-on impliquer les parents dans le processus de décision ? Lorsque les choix ne sont pas unanimes, qui est le plus à même de trancher ?

Cet article est issu de deux recherches plus larges sur les milieux du soin [1], dans différentes unités destinés aux enfants : pédiatrie générale, néonatologie , soins intensifs (réanimation), et hématologie-oncologie pédiatriques. Les chercheures s’inspirent des données recueillies durant ces travaux pour ouvrir une nouvelle fenêtre de réflexion sur le passage des « soins actifs » (dits aussi curatifs, soit les traitements visant à guérir ou améliorer la santé du patient) aux « soins palliatifs » (destinés à réduire les souffrances du patient et à l’accompagner vers le décès). Leur travail rend compte des incertitudes cliniques et morales du personnel soignant face à la mort, particulièrement dans le cas où les patients sont de jeunes enfants.

Peser le pour et le contre

Avant de décider si un traitement est envisageable ou non, le personnel soignant évalue les solutions possibles pour aider l’enfant. Dans le cas d’une maladie grave, les traitements peuvent être très difficiles à supporter et leurs effets sont parfois incertains : ils peuvent par exemple provoquer de fortes douleurs qui rendent le quotidien pénible. Il faut peser le pour et le contre : les bénéfices escomptés justifient-ils la lourdeur du traitement ? Malgré les effets secondaires, l’enfant peut-il espérer une certaine qualité de vie par la suite ?

Les médecins tentent de poser des balises objectives pour orienter la décision. Si l’enfant a très peu de chances de survivre, faut-il vraiment se lancer dans un processus de soin difficile, long et coûteux qui ne fera que repousser l’inévitable et donner de faux espoirs à la famille ? S’il survit, sera-t-il capable de récupérer un minimum d’autonomie, ou devra-t-il passer le reste de sa vie alité, assisté par des machines ?

Plus le personnel soignant essaie de définir des repères raisonnables pour savoir si un traitement vaut la peine, plus ils se rendent compte de la complexité de cette décision. Cette étude montre qu’il n’y a pas de modèle universel : on doit réfléchir au cas par cas.

Ne pas « jeter l’éponge »

Tout le monde le sait : les progrès de la médecine offrent certes de plus en plus de possibilités de traitement, mais leurs effets à long terme sont parfois inconnus. Les médecins et les infirmières en témoignent dans cette étude : l’incertitude pèse lourd sur leurs épaules. Les familles s’en remettent à eux pour comprendre la situation de leur enfant, comment leur expliquer qu’eux aussi, ils doutent ?

« Selon les recherches [les médicaments] peuvent être neurotoxiques pour le cerveau. Je trouve ça difficile de voir des enfants qui souffrent, et qu’on ne sait pas trop quels effets les médicaments auront sur eux, comment sera leur futur — je n’ai rien pour les soulager. […] C’est un sentiment d’impuissance. »

-Infirmière, néonatologie

Au sein même de l’équipe soignante, des désaccords fusent parfois. D’un côté, on ne veut pas « jeter l’éponge » trop vite ; de l’autre, on craint de tomber dans l’acharnement thérapeutique .

L’interruption d’un traitement curatif représente également un défi éthique et moral pour l’équipe soignante, qui peut être très investie émotionnellement auprès des enfants et de leurs familles.

« C’est très difficile pour nous, car nous devenons émotionnellement si investis auprès de chacun de nos patients. […] dire : “il n’y a plus de chimio possible, on peut donner ce qui est nécessaire pour qu’elle soit confortable et vous nous direz comment vous souhaitez que se passe la fin”. […] C’est comme si on les abandonnait et ce n’est pas comme cela que nous sommes formés. Nous sommes formés pour sauver les patients, de tout faire pour les sauver. »

-Médecin, hémato-oncologie auprès des enfants

La décision des familles : un choix éclairé ?

Les auteures se basent sur des exemples tirés de leurs recherches en néonatologie, pour exposer la place des parents dans la prise de décision. Face au devenir incertain d’un enfant ou à un pronostic sombre, sans aucune chance de guérison, les « experts » laissent parfois leur place aux « profanes » : les parents. Mais jusqu’à quel point sont-ils réellement écoutés ?

Les médecins interrogés au service de néonatologie estiment que l’avis des parents est primordial :

« Je ne serais pas capable d’imposer à une famille une mort… s’ils ont l’impression qu’il y a une possibilité que ça va bien aller, ou [au contraire] de faire survivre à tout prix un enfant quand eux, ils ont l’impression que ça va très mal aller. Je serais inconfortable d’aller à l’encontre du sentiment général des parents. Donc je trouve que ça, c’est plus la priorité que les situations en elles-mêmes. »

-Médecin, néonatologie

Plusieurs infirmières, rencontrées dans le même service, soulignent cependant qu’il faut accompagner étroitement les parents dans la décision. D’après elles, il faut informer très clairement les parents de l’état de leur enfant.

 « [D]es fois ils laissent un peu trop les parents décider. […] Entre ce qui se faisait autrefois, lorsque les parents n’étaient pas consultés, absolument pas, et aujourd’hui où ce sont les parents qui prennent la décision… […] J’aurais de la misère, moi, à vivre avec ça. J’aimerais mieux me faire dire «Ok, on ne peut plus rien faire, quand est-ce que vous voulez qu’on… »

-Infirmière, néonatologie

Prendre en compte les choix des familles, oui, mais… Elles ne se basent pas nécessairement sur des réalités médicales, qui ne sont pas évidentes à comprendre. Comment être sûr que les parents prennent une décision éclairée au sujet du traitement de leur enfant ? Les auteures rappellent qu’il n’est pas toujours facile de communiquer : les références culturelles, spirituelles, morales peuvent être très différentes. Les experts et les familles ne voient pas nécessairement les choses de la même façon; au sens propre, comme au figuré, ils ne parlent pas toujours la même langue !

« C’est difficile quand nous parlons de chiffres, de long terme et que la famille nous parle d’amour, d’espoir, et de valeurs personnelles. Quand on parle deux langues différentes, et qu’il faut ultimement prendre la décision on ne s’entend pas ! »

-Infirmière, néonatologie

Par ailleurs, les médecins restent ceux qui possèdent les connaissances scientifiques. Cela leur donne un certain avantage sur la situation. Selon les chercheures, sous couvert de leur expertise, ils sont en mesure d’orienter les décisions en fonction de leurs valeurs et de leur morale personnelles. Même en laissant de la place aux choix des familles, dans les faits, les opinions de chacun n’ont pas exactement le même poids.

La qualité de vie

Médecins, infirmières, parents, tous partagent le même objectif : assurer la meilleure qualité de vie possible pour le patient, ou, le cas échéant, minimiser ses souffrances. Mais il est difficile de définir avec précision ce que cela signifie. Les points de vue sont parfois contradictoires : qui est le plus apte à dire ce qui est acceptable ou non ? Cette étude laisse la question en suspens.

Une anecdote, tirée des notes d’observation des chercheures, illustre d’ailleurs à quel point il s’agit d’un problème complexe :

« Un médecin échange à plusieurs reprises avec un couple dont l’enfant est très souffrant, au pronostic sombre. Après maintes tentatives thérapeutiques, parents et soignant en arrivent à une réorientation de traitement et à un passage d’une approche curative à un accompagnement palliatif. Au changement de garde, le nouveau médecin responsable de l’unité affirme qu’on  »laisse mourir cet enfant » et que les parents doivent tout faire, que d’autres traitements sont possibles. On délaisse alors le palliatif pour reprendre une approche « agressive ».

Note d’observation, hématologie-oncologie

Nous n’apprendrons pas la fin de l’histoire. Les chercheures constatent, au final, que le véritable défi des milieux médicaux ne réside pas tant dans les techniques de soin : il est avant tout d’ordre moral.

Cette recherche sur « la place des uns et des autres » dans le processus de décision, fait finalement émerger une confrontation entre les valeurs de chacun. Face aux spécialistes, l’avis des parents n’a pas le même poids, surtout lorsqu’il s’agit de personnes qui n’ont pas les mêmes références. Pourtant, les témoignages recueillis montrent bien que l’incertitude pèse sur tout le monde, dont le personnel soignant, qui doit assumer ce rôle d’expert.

Pour compléter cette étude, il serait intéressant de faire une recherche en symétrique, du point de vue des familles. Est-ce que les parents se sentent outillés, accompagnés dans leurs choix? Leur vision des services hospitaliers et de leurs relations avec le personnel soignant offrirait une perspective pertinente pour assurer une collaboration fructueuse entre médecins et usagers.

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[1] Il s’agit, d’une part, de travaux de recherche ethnographiques soutenus par les Instituts de recherche en santé du Canada (*Fortin, Bibeau, Alvarez, Duval, Gauvin, Laudy, Carnevale, 2005-2011) et par le Fonds de recherche en santé du Québec (Fortin, 2004-2012) et, d’autre part, d’une étude (Dorval, 2016), ayant mené à l’obtention d’un diplôme de 2e cycle en anthropologie, Université de Montréal.

Les auteures ont étudié différentes unités de soins destinés aux enfants : pédiatrie générale, néonatologie , soins intensifs (réanimation) et hématologie-oncologie  pédiatriques. Elles ont observé et pris des notes sur le travail du personnel soignant dans ces services. En parallèle, elles ont mené des entretiens avec ces praticiens et des familles de patients , pour mieux comprendre leur point de vue.