À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’article de Simon Langlois, « Les aspirations des familles québécoises, 1959-2013 », publié en 2017 dans les Cahiers des Dix, no 71, p. 203-218.

  • Faits saillants

  • Les aspirations des familles québécoises évoluent depuis les années 1960 en raison des tendances de consommation grandissantes, de l’aide fournie par l’État, et de la composition des ménages.
  • À l’aube des années 1960, les familles québécoises sont de plus en plus nombreuses à avoir des projets d’avenir, mais plusieurs sont encore réticentes à dépenser leur épargne si durement gagnée.
  • En 1977, la société de consommation est bien établie : de plus en plus de familles ont des projets d’avenir, même si elles ne répondent pas tout à fait à leurs besoins primaires (alimentation, santé, etc.).
  • De plus en plus de personnes vivent seules au tournant des années 2010 : il est plus difficile pour elles de répondre à leurs besoins de base en raison de la dégradation du filet social.

Comment rendre la vie de votre famille meilleure? Posez la question à différentes époques, et vous aurez des réponses bien distinctes! Vos grands-parents rêvaient peut-être du dernier modèle de lave-vaisselle, tandis que vos parents s’imaginaient au volant de la voiture de l’année. Pour votre famille, les voyages et les expériences sont peut-être en tête de liste. Les aspirations servent à améliorer sa qualité de vie… À condition de pouvoir se les permettre! Celles des Québécoises et Québécois sont nombreuses et variées et, surtout, elles évoluent dans le temps. Comment leur portrait s’est-il modifié au fil des ans? Si elle s’est améliorée pour plusieurs familles, la situation reste difficile pour les personnes seules.

Le sociologue à la retraite de l’Université Laval, Simon Langlois, cumule plus de trente ans d’expertise sur la consommation, les inégalités et la pauvreté au sein des familles québécoises. Toujours actif au sein de la Société des Dix, laquelle rassemble des chercheurs passionnés par l’histoire de la province, il s’intéresse à l’évolution des aspirations des familles d’ici… Grâce à trois études échelonnées sur soixante ans – en 1959, en 1977 et en 2013 – il mesure la capacité des foyers à répondre à leurs besoins de base*, puis à élaborer des projets d’avenir. Ces projets deviennent pour elles des aspirations.

Les aspirations… de quoi parle-t-on?

Pour définir les aspirations, le chercheur fait d’abord la distinction entre les biens nécessaires qui répondent à un besoin de base – comme se loger, se nourrir, etc. – et les biens qui sont seulement désirables, comme l’achat d’un voyage ou d’un bien coûteux comme une nouvelle voiture. Pour devenir une aspiration, le bien (ou le service) doit être désiré, réalisable et accessible.

Les trois questions posées dans les trois études sont :
« Est-ce que votre revenu actuel vous permet de satisfaire vos besoins de tous les jours ? »
« Est-ce que votre revenu actuel vous permet d’améliorer votre condition de vie ? »
« Est-ce que votre revenu actuel vous permet de faire des projets d’avenir? »

Cinq grands types de foyers émergent ainsi des données de l’enquête. Si les aspirations augmentent des années 1960 aux années 1980, la réalité s’assombrit à partir des années 2010.

[1] Les noms des différents types de foyers ont été choisis par la rédactrice de ce texte afin de faciliter la compréhension du tableau. [2] Le chercheur divise l’année 2013 en deux catégories : les familles « traditionnelles » (un père, une mère, les enfants) et l’ensemble des ménages québécois. L’objectif est de comparer des familles de composition similaire à celle des années 1959 et 1977, plus homogènes, et de montrer leur évolution, et son impact sur les aspirations.

À l’aube de la révolution

L’éclosion du Québec tel qu’on le connaît commence au tournant des années 1960, à l’avantage des familles. Les premières lueurs de la Révolution tranquille apparaissent. De nombreuses familles se retrouvent dans une assez bonne position économique : plus du tiers sont en mesure de répondre à leurs besoins de base, tout en se projetant dans l’avenir. Pour l’auteur, voilà un signe que la Belle province a déjà les deux pieds dans la modernité.

Malgré cette bonne position financière, près d’une famille sur cinq n’ose toujours pas engendrer de dépenses pour augmenter sa qualité de vie. Marquées par les années de guerre caractérisées par un rationnement obligatoire, plusieurs de ces familles ont sans doute appris à épargner plutôt qu’à dépenser, ce qu’elles font, même si elles pourraient se permettre quelques petits luxes.

Il faut dire qu’à cette époque, les politiques publiques qui protègent les citoyens des aléas de la vie n’en sont qu’à leurs débuts. Les familles doivent encore assumer dans leur budget la perte d’un emploi, les ennuis de santé, l’éducation des enfants, etc. Voilà pourquoi, malgré des signes encourageants, près d’une sur deux ne répond que partiellement, voire difficilement, à ses besoins essentiels. Un peu plus d’une famille sur dix se retrouve même en situation de pauvreté et d’exclusion sociale. Et l’auteur d’observer que les inégalités sont donc bien visibles dans la société de l’époque.

Dépenser sans compter

Bond de vingt ans : les familles se retrouvent dans une ère prospère pour elles et l’État. Partout en Occident, les conditions économiques des familles se sont nettement améliorées, si bien qu’on baptise ces années de croissance post-Deuxième Guerre mondiale : les Trente glorieuses. Le Québec n’y fait pas exception. Près de la moitié des foyers répond sans problème à ses besoins de tous les jours, et se sent en mesure d’améliorer ses conditions de vie.

Un phénomène surprenant apparaît à cette époque : le quart des familles développe des envies de dépenses… sans pour autant répondre adéquatement à ses besoins quotidiens. Sont-elles tombées sur la tête? Pas nécessairement, plaide le chercheur. Un phénomène encore bien présent aujourd’hui les a happées : la société de consommation, dans laquelle le plaisir passe par la dépense et les apparences. Les économies et l’épargne de nos grands-parents sont passées de mode, au profit d’un nouveau frigo et de la voiture de l’année.

C’est à cette époque que la province tisse plusieurs mailles du filet social tel qu’on le connaît encore aujourd’hui : école publique et obligatoire jusqu’à 15 ans en 1961, régime de l’assurance-maladie en 1969, régie des rentes du Québec et son équivalent canadien en 1966… autant de bénéfices pour les foyers en situation précaire, dont le nombre diminue nettement comparativement au début des années 1960.

La solitude : fléau du millénaire

Vivre seul, vous connaissez? Probablement plus que vos parents ou vos grands-parents, au grand dam des fameuses aspirations. Imposé ou choix délibéré, ce mode de vie est de plus en plus courant à partir des années 1980, alors qu’il était presque inexistant quelques années auparavant, les veuves et les célibataires résidant souvent chez des proches. Mallheureusement, ces derniers, de même que les familles monoparentales, font les frais d’une économie qui ralentit et de salaires qui stagnent. Si les couples peuvent compter sur deux salaires pour absorber ces chocs, les autres doivent plutôt composer avec une situation financière incertaine. L’auteur remarque notamment que le niveau de vie n’a presque pas changé entre 1977 et 2013 pour les familles comptant deux parents, mais qu’il a nettement baissé si l’équation prend en compte tous les types de foyers.

Les plus choyés atteignent un niveau d’aspiration proche de celui de 1959. Ceux qui connaissent la pauvreté et l’exclusion sociale atteignent pour leur part 20%, une première pour ces trois études. De plus, presque autant de foyers consomment des biens désirés sans pour autant répondre parfaitement à leurs besoins de base. Conclusion? Si la société de consommation est toujours solidement en place, le filet social, lui, a laissé en plan les membres les plus fragiles de la société.

Le dessein de nos aspirations? L’avenir nous le dira!

La solitude continue de gagner du terrain au pays : en 2016, les personnes vivant seules représentent 28% des foyers, soit le mode de vie le plus prisé du Canada. L’auteur remarque notamment que les foyers multigénérationnels, où les célibataires et les veuves avaient l’habitude de vivre, se font plus rares. À cela s’ajoutent l’augmentation des séparations, les couples où chacun garde son appartement, le vieillissement de la population, etc. Selon le chercheur, si la vie en solo n’est pas le problème en soi, les inégalités sociales peuvent rapidement gangréner les ménages ne comptant qu’un seul membre. Comment faire alors pour gérer adéquatement cette tendance qui gagne de plus en plus de terrain? Du soutien financier, notamment de l’aide au logement, pourrait permettre à ces personnes de retrouver leur souffle… et même d’envisager quelques projets d’avenir.