À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’article de Yves Tremblay, « Mackenzie, l’armée et les allocations familiales », publié en 2017 dans la revue Bulletin d’histoire politique, vol. 25, no 3.

  • Faits saillants

  • D’abord spécifiques aux soldats, les allocations familiales sont devenues en 1944 une mesure universelle.
  • L’âge et le nombre d’enfants sont retenus comme critères pour calculer les allocations familiales afin que les familles nombreuses ne soient pas les grandes bénéficiaires, principalement au Québec.
  • À l’époque, le premier ministre canadien Mackenzie King considère les allocations familiales comme son legs politique aux citoyens du pays.

C’est sur ces paroles que le premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King annonce la création des nouvelles allocations familiales canadiennes en 1944. Si la majorité des parents s’attendent aujourd’hui à recevoir dans leur compte un montant, petit ou grand, peu savent qu’elles étaient d’abord destinées… aux soldats! Qu’est-ce qui explique cette transition? Le besoin des familles et la stratégie politique du premier ministre font partie de ce succès.

Grâce à une revue de littérature qui comprend des archives de discours à la Chambre des communes ainsi que des notes personnelles du premier ministre Mackenzie King, l’historien à la Défense nationale Yves Tremblay retrace l’émergence des allocations familiales. En se concentrant sur l’histoire de l’armée canadienne, il tente de comprendre comment la mesure est passée d’un avantage particulier à un système universel.

D’une récompense singulière à un soutien pluriel

Début du XXe siècle, la guerre de 1914-1918. Des milliers d’hommes s’envolent pour l’Europe afin de combattre au sein de l’armée canadienne, laissant derrière eux femmes et enfants. Au début de la Première Guerre mondiale, c’est la pagaille : les soldats ont droit à une prime de séparation, mais rien n’est prévu pour les familles. Certes, les combattants peuvent leur assigner une partie de leur paie. Or, des tensions émergent au sein des troupes. Alors que les célibataires reçoivent leur pleine paie, celles des époux et pères de famille sont amputées.

Pour calmer le jeu, le gouvernement crée des primes de séparation forfaitaires mensuelles pour les épouses restées au pays. On parle de 60 $ pour la femme d’un officier haut placé, à 20 $ pour celle d’un simple soldat, autrement dit la majorité. Si la mesure est un moindre mal, les enfants sont toujours exclus du calcul, ce qui nuit considérablement aux grandes familles dont le père est au front.

C’est pourquoi lors de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement de Mackenzie King crée les premières allocations familiales militaires. Leur adoption précède même de quelques jours l’entrée en guerre du Canada! En plus de pouvoir déléguer une partie de leur salaire directement à leur famille, les soldats reçoivent un supplément pour « charge familiale ». Et les sommes sont impressionnantes! L’auteur estime qu’environ 125 000 familles québécoises se partagent 2 M$ par mois, ce qui dépasse largement tout autre programme social de l’époque.

Tableau 1 : Les différentes mesures sociales au Canada en 1944 et le montant versé mensuellement à l’ensemble des familles québécoises

Inutile de préciser que les familles prennent goût à ces versements importants et qu’il est de plus en plus difficile de retourner en arrière. De toute façon, malgré l’avis de certains ministres qui avancent que ces allocations sont seulement temporaires, le premier ministre Mackenzie King a déjà en tête d’étendre la mesure à l’ensemble des familles. Mais avant toute chose, le gouvernement doit répondre à plusieurs questions restées en suspens.

Le Québec, chouchou du Canada ?

Les accrochages entre la province francophone et le fédéral ne datent pas d’hier, et les allocations familiales se retrouvent elles aussi au cœur de ce conflit. Le nœud de l’affaire cette fois : offrir les allocations familiales en fonction du nombre d’enfants ou non? Les ministres québécois sous Mackenzie King sont plus que favorables. Normal : la province compte considérablement plus de grandes familles que ses voisines. 

Dans le camp adverse, si on reconnaît qu’il faut ajuster les allocations familiales au coût de la vie, on a des réticences à offrir un programme proportionnel au nombre d’enfants. Le malaise est sans équivoque : on craint que les allocations profitent trop au Québec, ce qui rend frileux de nombreux députés du reste du Canada. Mackenzie King, pour sa part, voit large : il sait que la mesure aiderait davantage les familles québécoises… qui pourraient ensuite voter pour lui.

Les parties coupent finalement la poire en deux. Les versements sont calculés en fonction du nombre et de l’âge des enfants dans la famille. Les sommes augmentent d’abord avec l’âge, puis du premier jusqu’au quatrième enfant. À partir du cinquième enfant, une déduction s’applique sur l’ensemble du montant alloué.

Tableau 2 : Montants des allocations familiales en fonction de l’âge des enfants et la déduction en fonction du nombre d’enfants

Si plusieurs groupes s’impliquent dans le débat de la création des allocations familiales, comme les syndicats, l’Église et les groupes féministes, l’auteur se concentre sur la contribution du premier ministre Mackenzie King, qui se considère ni plus ni moins comme le héros de cette histoire. Dans ses notes personnelles, le premier ministre se décrit comme « le père de la sécurité sociale canadien… ». Mais derrière cette façade de progrès social louable se cachent également d’importantes considérations économiques, soit une stratégie pour stimuler l’économie d’après-guerre. De nombreux syndicats craignent d’ailleurs que cette mesure présentée comme une aide aux familles donne un argument de plus aux patrons pour garder les salaires à leur plus bas. Seuls quelques syndicats catholiques, plus sensibles à l’aspect social, voient cette mesure d’un bon œil.

Retour en force après des décennies troubles

Les allocations familiales marquent un tournant dans les politiques sociales du pays en tant que mesure universelle. Néanmoins, les années passent et cette innovation perd des plumes : les sommes ne sont pas indexées, n’augmentent qu’une fois entre 1945 et 1973, puis deviennent imposables dans les années 1970. Le Québec, peu satisfait du programme, crée ses propres allocations familiales en 1967. Dans les années 1980, la recherche de l’équilibre fiscal bouscule le programme canadien qui perd de son universalité : ce sont surtout les familles à faible et moyen revenu qui en bénéficient. La situation continue d’évoluer dans les années 1990 et 2000, alors que d’autres mesures plus spécifiques apparaissent, comme la Prestation universelle pour la garde d’enfant (PUGE)[1]. En 2016, un nouveau programme d’allocation nait sur les cendres des premières allocations familiales, avec l’allocation canadienne pour enfants (ACE). Toujours versée aujourd’hui, elle offre un soutien à l’ensemble des familles du pays, les aidant à assumer les frais inhérents à l’éducation de leurs enfants.


[1] Informations complémentaires tirées de l’Encyclopédie canadienne: https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/allocation-familiale