À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’essai de Mélanie Lefrançois, Johanne Saint-Charles, Sylvie Fortin et Catherine des Rivières-Pigeon, « Leur façon de punir, c’est avec l’horaire ! » : Pratiques informelles de conciliation travail-famille au sein de commerces d’alimentation au Québec., publié en 2017, dans Relations industrielles, volume 72, numéro 2, p. 294–321.

  • Faits saillants

  • Le secteur du commerce de l’alimentation est marqué par des conditions de travail précaires. Les employés éprouvent de grandes difficultés à concilier engagements professionnels et responsabilités familiales.
  • La distribution des horaires est au cœur des enjeux de la conciliation travail-famille. Elle fait l’objet de négociations et de stratégies souvent informelles et individuelles.
  • Face aux difficultés qu’ils éprouvent à s’organiser collectivement, beaucoup d’employés renoncent à négocier. Pour les gestionnaires, cela entretient l’idée qu’il n’y a pas de problème.

Au Québec, un employé sur cinq travaille selon des horaires atypiques. Ces horaires mouvants et difficiles à prévoir rendent d’autant plus complexe la conciliation travail-famille (CTF). Ce problème affecte gravement les employés des commerces de l’alimentation. Les conditions y sont particulièrement rigides, notamment à cause de la législation provinciale, qui permet l’ouverture des commerces sept jours sur sept, voire jour et nuit.

En réponse à l’appel d’une grande centrale syndicale québécoise, les chercheures ont mené une étude interdisciplinaire portant sur la conciliation travail-famille dans le secteur du commerce de l’alimentation. Trois groupes de personnes en emploi dans ce secteur ont participé à des entretiens individuels : 13 travailleuses syndiquées et mères de famille (dont 5 monoparentales), 6 gestionnaires (2 femmes, 4 hommes) et 11 représentants syndicaux (2 femmes, 9 hommes).

Écarts de pouvoir

Parmi les difficultés exprimées par les participants, on trouve certains obstacles pratiques. Alors que certaines employées[1] peuvent travailler dans des espaces clos, comme les commis d’entrepôt; d’autres, comme les caissières, sont constamment en contact avec les clients. Elles ne peuvent se retirer pour recevoir un appel téléphonique de la maison ou de l’école, ce qui rend d’autant plus difficile la gestion des responsabilités familiales.

Certains types de main-d’œuvre sont plus avantagés que d’autres en matière de conciliation travail-famille. Les caissières, considérées « aisément remplaçables » par les employeurs, ont moins de latitude pour négocier des accommodements familiaux. À l’inverse, les commis spécialisés (poissonnerie, boucherie, etc.), plus qualifiés, reçoivent plus de considération de leurs patrons.

 « [Avec] une caissière, malheureusement, il va être moins accommodant. Par contre, une poissonnière, un boucher, quelqu’un qui a plus d’expérience, c’est différent… » (Représentant syndical 7)

Les étudiants, perçus comme disponibles et flexibles, obtiennent aussi un traitement avantageux dont les parents travailleurs ne profitent pas.

« Ils l’ont accommodé pour travail-études, parce qu’ils disaient: ‘‘T’es un bon travaillant, on a besoin de toi, on comprend que ta priorité, c’est tes études.’’ Mais les employeurs [ne] sont pas prêts à dire que la priorité, c’est la famille. » (Représentant syndical 11)

Accéder aux « beaux horaires »

Officiellement, la façon dont on fixe les horaires des employées est identique dans tous les établissements visités par les chercheures. Les responsables de département doivent afficher, chaque vendredi, l’horaire hebdomadaire de la prochaine semaine, qui commence le dimanche.

« Les horaires sont toujours faits pour répondre aux besoins du client. » (Directeur corporatif 2)

La gestion des horaires accorde la priorité aux besoins de la clientèle et aux objectifs de rentabilité. Le personnel doit donc se montrer flexible et extrêmement disponible, ce qui est peu compatible avec les exigences de la vie de famille. Pourtant, plusieurs gestionnaires et représentants syndicaux soulignent que les demandes d’accommodements ou les plaintes concernant les horaires ne mettent pas toujours de l’avant les besoins familiaux.

« J’ai souvent des plaintes sur les horaires de travail, mais les gens [ne] me disent pas si c’est pour leur famille ou pas. » (Représentant syndical 2)

L’établissement des horaires se base sur des critères formels, telle que l’ancienneté. Pourtant, d’après les répondants, la qualité de l’horaire dépend plutôt d’éléments informels, notamment de la relation entre la  travailleuse et le gestionnaire.

« Ça dépend si on t’aime ou pas la face. » (Commis 15)

« C’est un jeu d’ascenseur. Les gens m’en donnent, je leur en donne, c’est correct de même. » (Propriétaire indépendant 5)

Ce rapport « donnant-donnant » concerne aussi l’approbation des demandes de congé et les réactions face aux absences de dernière minute. La grande majorité des travailleuses ainsi que des représentants syndicaux rapportent que les gestionnaires répondent aux demandes selon des critères arbitraires.

« Je lui ai dit que j’aimais mieux [ne] pas faire le dimanche soir… il essaie de faire attention. Mais si je demande trop, ils vont me le mettre. Leur façon de punir, c’est avec les horaires ! » (Caissière – déléguée syndicale 13)

« Donnant-donnant »

Les chercheures ont identifié trois types de conduites adoptées par les employées. Dans un premier cas, les travailleuses jouent le jeu du « donnant-donnant » ; elles essaient d’obtenir des privilèges en se faisant apprécier des gestionnaires.  Elles doivent obtenir de bons rendements, être toujours de bonne humeur ou venir travailler même en étant malades, ce qui permet d’éviter les sanctions et de se faire bien voir.

« Ils doivent se dire, “je suis aussi bien de m’acharner sur quelqu’un qui a plus de difficulté à faire son travail que sur elle qui, malgré qu’elle a quatre enfants et une maison à s’occuper, elle rentre travailler de bonne humeur et donne un service excellent.” » (Caissière 18)

Un autre type de conduite est celle de la « résistance », qui se manifeste de deux façons. Certaines travailleuses s’engagent dans le syndicat, ce qui comporte des risques.

« J’ai mis ça au clair. Je leur ai dit que si c’était pour faire des problèmes, que je lâcherais le syndicat parce que je tiens à ma job, on ne veut pas toujours recommencer à zéro. » (Commis-Délégué syndical 5)

D’autres refusent tout simplement de se soumettre à des exigences jugées illégitimes.

« Si elle ne me donne pas mon congé, je [ne] rentre pas. Elle [ne] peut rien dire ; j’ai une famille, j’ai une vie, je n’ai pas de gardienne. » (Caissière-Déléguée syndicale 13)

Dans un dernier cas de figure, certaines travailleuses en viennent à « baisser les bras ». Se sentant impuissantes, elles cessent de négocier leurs conditions de travail, quitte à ce que leur vie familiale en pâtisse.

« “T’as voulu avoir un enfant, organise-toi avec !” Si ce n’est pas ça qu’ils disent, c’est ça qu’ils pensent. » (Commis 15)

Cette résignation peut d’ailleurs aboutir à l’abandon du poste et au désir de changer de secteur d’emploi.

Compétition et silence

Les participantes dénoncent l’iniquité de ces pratiques de gestion et la précarité de leurs conditions de travail. Ce climat instaure une compétition entre les travailleuses, qui les pousse à se rapprocher du modèle de l’« employée idéale », flexible et disponible. Les travailleuses monoparentales, particulièrement, se sentent pressées de choisir entre le temps qu’elles peuvent passer en famille et leur capacité à conserver un emploi de subsistance.

Puisque le magasin est divisé en zones de travail distinctes et que les pauses sont distribuées à tour de rôle, le contact entre les employées est restreint et la solidarité peu présente. Il est donc particulièrement difficile d’organiser collectivement la conciliation travail-famille.

« Tu prends ta pause chacun ton tour, tu [ne] vois personne, tu [ne] parles à personne. C’est dur de commencer à critiquer, d’avoir de l’information, puis de dire aux employeurs : “Fais pas ça !” L’information est cachée, puis séparée. » (Représentante syndicale 6)

Des perceptions divergentes

Les témoignages font émerger deux paradoxes. D’abord, les employés ont un avis mitigé vis-à-vis des pratiques informelles de conciliation travail-famille. Le rapport « donnant-donnant », par exemple, permet aux employés ayant une bonne relation avec leur supérieur d’accéder à de beaux horaires sans avoir d’ancienneté. Bien que de tels critères arbitraires facilitent la CTF pour certains, ils compliquent le travail des représentants syndicaux qui ne peuvent aborder directement le sujet avec les autres employés.

Deuxième paradoxe : d’un côté, les travailleurs interrogés ont des difficultés à négocier leurs conditions de travail et à faire valoir leurs impératifs familiaux. De l’autre, les gestionnaires et les représentants syndicaux perçoivent les enjeux de la CTF comme étant peu présents. Pour remédier à ce problème, les chercheures soulignent l’importance d’une meilleure communication entre les employées, les syndicats et les gestionnaires.

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[1] Comme les employés qui ont répondu à cette étude sont toutes des femmes, nous avons féminisé les termes. Les deux autres groupes (gestionnaires et représentants syndicaux) étant mixtes, nous avons conservé le masculin.