À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’étude de Hélène Belleau, Chiara Piazzesi et Annbelle Seery, « Conjugal Love from a Sociological Perspective : Theorizing from Observed Practices », publié en 2020 dans la revue Canadian Journal of Sociology, vol. 45, no 1, p. 23‑46.

  • Faits saillants

  • La plupart des théories sociologiques sur l’amour ne se basent pas sur les comportements et les habitudes réels des couples hétérosexuels.
  • Les couples hétérosexuels québécois idéalisent l’amour romantique, tout en considérant leur relation amoureuse comme un « partenariat » qui nécessite un travail constant, une confiance mutuelle et de la communication.
  • Que les couples décident d’idéaliser leur relation amoureuse ou de la voir davantage comme un « partenariat », ils courent le risque de ne pas considérer les inégalités économiques au sein même de leur dynamique.
  • 4. Les discussions liées à l’argent et la négociation d’ententes légales et financières sont vues, par les couples, comme des affronts à l’amour ou comme des preuves de l’instabilité d’une relation amoureuse.

Avoir un coup de foudre, trouver l’âme sœur, s’aimer pour le meilleur et pour le pire… mais tout en travaillant sur sa relation. Tant d’expressions, de proverbes et de croyances qui alimentent l’imaginaire des relations amoureuses. Cette foi en l’amour, si forte soit-elle, n’empêche cependant pas les divorces, ruptures ou séparations ! Comment les couples concilient-ils leurs rêves, et la réalité parfois rude des relations intimes ? Comment s’assurent-ils de la stabilité de leur couple à long terme ?

Ce sont les questions qui animent Hélène Belleau, chercheuse et directrice de l’INRS-UCS, Chiara Piazzesi, professeure de sociologie à l’Université du Québec à Montréal et Annabelle Seery, doctorante en sociologie à l’Université de Montréal. Afin d’offrir une réflexion sur l’amour contemporain, elles s’entretiennent avec plus d’une centaine de couples hétérosexuels québécois (mariés, ou au moins trois ans de cohabitation, ou ayant un enfant) pour proposer une critique des théories sociologiques sur l’amour.

À leurs yeux, les couples interrogés combinent une vision romantique de l’amour à une gestion plus terre-à-terre de la relation, digne d’un « partenariat d’entreprise ». Les conséquences ? Les partenaires enterrent l’idée même de la rupture. Exit les discussions d’arrangements financiers ou légaux. Une « politique de l’autruche » qui peut dissimuler bien des inégalités au sein des couples.

L’amour conjugal : une belle théorie, mais en pratique ?

Les théories sociologiques sur l’amour ont leurs limites ! Comme l’expliquent les auteures, les sociologues qui s’intéressent à l’intimité suggèrent que des imaginaires amoureux, construits à partir de signes, symboles, images et récits véhiculés par l’industrie du divertissement (films, romans, etc.) et par les médias de masse (journaux, magazines, etc.) inspirent les comportements concrets associés à l’amour : payer l’addition au restaurant, tenir la main de son ou sa partenaire, écrire une lettre, emménager ensemble, etc. Ainsi, les auteures identifient huit règles pour structurer le sens donné à l’amour conjugal : 1. la fixation de la durée, 2. l’amour comme destinée, 3. l’amour comme « travail », 4. l’impératif de la communication, 5. le don de soi et le désintéressement, 6. la réciprocité retardée, 7. la confiance et 8. la fidélité. L’objectif ? Comprendre comment se définissent les relations intimes.

Ce sens donné à l’amour change et évolue. Par exemple, depuis le XXe siècle, on enregistre une flagrante baisse de popularité du mariage et l’émergence de nouvelles formes de conjugalité (union civile, union de fait, polyamour, etc.). Pourquoi ne pas considérer que l’amour conjugal soit aujourd’hui davantage un « partenariat » ? Autrement dit, un engagement consentant entre deux personnes indépendantes et égales dans une relation qui contribue à leur développement personnel ?

Ces observations mettent en évidence certaines faiblesses des théories sociologiques. Malgré toute leur valeur, ces dernières se basent rarement sur les pratiques concrètes des couples. Le problème ? Définitivement la perception ! D’une part, les individus adaptent et recréent ces imaginaires amoureux pour constituer leur propre histoire d’amour, qu’elle soit traditionnelle ou de type « partenariat ». D’autre part, malgré les transformations sociales, l’amour traditionnel fait toujours bonne figure dans les médias et auprès de certains spécialistes (thérapeutes, psychologues, sexologues,). Selon les auteures, les théories de l’intimité auraient plus qu’intérêt à être confrontées à la réalité des couples hétérosexuels québécois.

Entre idéalisation traditionnelle de l’amour…

« Si un jour je meurs et qu’on m’ouvre le cœur, on pourra lire en lettres d’or : je t’aime encore. »

– William Shakespeare

L’amour éternel, involontaire et empli de sacrifices : l’imaginaire traditionnel est tout de même bien présent chez les couples interrogés. Malgré la fréquence des séparations et divorces, les partenaires agissent comme si leur relation amoureuse était éternelle. Ils font preuve d’un optimisme disproportionné et se sentent à l’abri de la rupture. Cette croyance repose sur une tradition qui authentifie l’amour selon sa capacité à durer, soulignent les chercheuses. De plus, les couples qui sont « tombés amoureux », qui ont eu le « coup de foudre » et dont le ou la partenaire est leur « destinée », considèrent souvent que leur amour est tout sauf conscient et rationnel. Enfin, la bienveillance, le dévouement et le don de soi au profit de l’autre – normes domestiques et familiales bien ancrées aujourd’hui – sont au cœur de la relation. L’intérêt du ou de la partenaire, ainsi que du couple, est toujours prioritaire.

« Évidemment, notre partenaire doit être au centre de nos vies, de nos efforts, de nos énergies. Je dirais que nous ne faisons rien qui serait contraire au respect de l’autre. Le partenaire a priorité sur tous les autres ». (Traduction libre)

– Simon, un participant marié

Quels sont les effets de cette conception de l’amour conjugal sur certains pans de la vie commune, notamment à l’égard de l’argent? Les couples interrogés limitent les négociations. Peu enclins à faire des arrangements légaux et financiers pour gérer les conséquences d’une rupture potentielle, ils se comportent comme si leur relation était éternelle. Par exemple, la plupart préfèrent écrire un testament, qui protège le ou la partenaire en cas de décès, plutôt qu’un contrat de vie commune , lequel prévoit le partage des biens ou alors la pension alimentaire entre conjoints advenant une séparation. La portée du testament implique la fin involontaire de la relation, alors que le contrat de vie commune sous-entend que les couples peuvent y mettre fin volontairement. Finalement, les couples ne discutent d’argent que lorsqu’une séparation est inévitable. Pas question donc d’évoquer d’éventuelles inégalités économiques entre eux, d’autant qu’ils interprètent ces discussions financières et légales initiées par leur partenaire comme une forme d’égoïsme, ou alors un manque de confiance.

… Et travail sur sa relation

Attention : l’amour traditionnel n’est pas toujours mis sur un piédestal. Les couples interrogés qui évoquent le modèle de « partenariat » adhèrent également à une vision moins idéalisée et plus réaliste. Le mariage ne stabilise plus autant les relations intimes qu’autrefois. Aujourd’hui, la médaille de la longévité revient aux couples qui s’investissent, qui communiquent et qui font preuve d’une confiance mutuelle.

« L’idée implicite est que, s’il est fait correctement, il n’y a aucune raison intrinsèque à l’échec de l’amour. Et dans le cas où un amour échoue, le blâme est attribué aux conjoints négligents ». (Traduction libre)

– Belleau, Piazzesi et Seery

Confiance, transparence et communication au sein d’un couple : les clés du succès d’une relation ? Pas nécessairement ! En effet, les couples peuvent rejeter la signature d’ententes légales ou la médiation conjugale, qui promeut pourtant leurs intérêts personnels, car ils les considèrent comme un signe d’immaturité, de manque de confiance et de dialogue non productif. Dans la même veine, le désir d’un ou d’une partenaire de se marier ou de signer un contrat de vie commune par exemple s’apparente, aux yeux de l’autre, à un manque de confiance. Bien que l’on prône la communication et la confiance mutuelle au sein des couples, certains couples les considèrent comme néfastes pour leur relation. Cette vision peut définitivement empêcher la mise en place d’ententes légales explicites entre les partenaires, et de ce fait, accentuer les inégalités.

L’amour rend aveugle… aux inégalités

Les imaginaires amoureux, qu’ils soient traditionnels ou non, découragent les partenaires d’anticiper et de planifier une rupture, de discuter d’argent et de négocier des ententes légales… une lacune qui peut devenir le terrain de jeu de nombreuses inégalités au sein des couples. À ce sujet, les auteures rappellent les disparités de genre dans l’investissement au sein d’un couple hétérosexuel. Les hommes participent généralement plus à l’apport financier, alors que les femmes s’investissent davantage de temps et d’énergie. Une balance peu équitable pour les femmes, qui se verront très vite désavantagées surtout dans le cas d’une rupture.