À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’essai de Benoît Laplante et Ana Laura Fostik, « Cohabitation and marriage in Canada. The geography, law and politics of competing views on gender equality », publié en 2016, dans Ron Lesthaeghe et Albert Esteve (dirs.), Partnership formation in the Americas: Geo-historical legacies and new trends, p. 51–100, Springer.

  • Faits saillants

  • Depuis les années 1980, les valeurs rattachées à la famille et la vision de l’égalité dans le couple évoluent différemment au Québec que dans les autres provinces. Un changement qui se traduit dans le choix des conjoints de se marier ou non.
  • Les couples canadiens en union libre sont de plus en plus nombreux, mais cette augmentation est beaucoup plus forte au Québec qu’ailleurs.
  • Hors Québec, les unions libres sont plus répandues dans l’Est canadien.
  • L’âge, le niveau de scolarité et l’autonomie financière des femmes influencent le choix conjugal, mais différemment au Québec et au Canada.

Au Québec, au milieu des années 1980, moins d’une femme en couple sur six (17 %) vivait en union libre. Vingt ans plus tard, près d’une Québécoise en couple sur deux cohabite avec son ou sa partenaire sans pour autant être mariée! En fait, depuis la fin des années 1970, l’union libre gagne en popularité auprès des couples de l’ensemble du Canada. Ce phénomène attire la curiosité des démographes parce qu’il témoigne d’une transformation de l’organisation familiale. Que se passe-t-il?

Cette étude est fondée sur les données des recensements de 1986, 1996 et 2006. Les auteurs s’intéressent notamment à l’influence de l’âge, du niveau de scolarité et de l’autonomie financière, selon les différentes provinces et territoires canadiens, sur la situation conjugale des femmes de 15 à 49 ans.

Plus d’unions libres au Québec

Tableau 1. Pourcentage de femmes canadiennes en union libre, parmi les femmes de 15-49 ans en couple, selon les provinces et l’année

Les unions libres se sont popularisées partout au Canada, surtout chez les femmes nées à partir des années 1980, mais elles sont plus nombreuses au Québec. En général, au Canada, plus on avance en âge, moins on a tendance à opter pour l’union libre, et ce d’autant plus s’il y a présence d’enfants. Ce phénomène est particulièrement marquant autour du cap des 30 ans. Le Québec fait cependant exception : en 2006, près de la moitié des Québécoises dans la fin trentaine, début quarantaine, vivaient en union libre.

Scolarité, revenu et valeurs

D’après les chercheurs, il est communément admis que les personnes ayant fréquenté les établissements post-secondaires sont généralement à l’avant-garde des changements sociaux. Les auteurs avancent donc l’hypothèse suivante : si l’augmentation des unions libres vient d’une transformation des valeurs, elle devrait d’abord gagner en popularité auprès des personnes les plus éduquées, puis se diffuser aux autres groupes jusqu’à devenir la nouvelle norme. La proportion de couples en union libre devrait également baisser avec l’âge : en tant que nouveau comportement, l’union libre devrait être plus présente chez les jeunes. Et ce d’autant plus qu’avec le temps, un couple peut passer d’une union libre à un mariage, alors que l’inverse est très peu probable.

Cette relation statistique s’observe au Québec : à partir du milieu des années 1980, les Québécoises de 25 à 35 ans qui fréquentent les établissements post-secondaires semblent plus enclines à choisir l’union libre. Dès 1996, le phénomène commence à se diffuser : on observe une plus grande variété de profils chez les personnes en union libre. Dans les autres provinces, pourtant, le niveau de scolarité a peu d’impact sur la proportion d’unions libres chez les jeunes (25-35 ans). Pour expliquer cette différence, les auteurs ont cherché du côté des valeurs, lesquelles s’incarnent différemment selon les lois québécoises et canadiennes-anglaises.

Deux visions de l’égalité dans le couple

La « common law », qui régit les provinces canadiennes, a tendance à considérer l’union libre comme un mariage de fait. En cas de rupture, par exemple, le juge peut imposer le versement d’un soutien financier s’il considère que la situation le justifie, et ce même si les partenaires ont renoncé à ce droit par contrat.

Au Québec, avec le droit mixte, la situation est différente. Le mariage et l’union libre sont considérés comme distincts. En cas de rupture d’une union libre, tous les arrangements financiers sont laissés entre les mains des partenaires. Être marié ou non a donc plus de conséquences économiques au Québec que dans les autres provinces.

Cette conception du droit reflète deux visions différentes de l’égalité entre conjoints, qui affecte notamment la répartition du patrimoine familial. La première considère que l’égalité passe par une indépendance totale, pendant et après le mariage. Puisque les deux partenaires sont égaux, en cas de rupture, il est juste qu’ils repartent chacun avec ce qu’ils avaient au départ, supposant qu’ils ont tous deux donné et retiré autant de leur relation.

Dans la seconde vision, l’égalité implique une forme de dépendance (au moins économique) entre les conjoints, même après rupture. Cette vision reconnaît la valeur des investissements non-matériels, par exemple le fait qu’une personne donne son temps pour s’occuper des enfants en échange du partage du salaire de l’autre.

Au Québec, ces deux visions s’incarnent donc selon deux modes différents : une libéralisation de l’union libre versus un encadrement du mariage. Dans le reste du Canada, c’est la seconde vision qui prévaut, puisque mêmes les unions libres sont juridiquement encadrées.

Graphique 1. Revenus moyens selon l’âge et le sexe, en milliers de dollars canadiens

Dans le tableau ci-dessus, on peut constater que, depuis 1976, l’écart de revenu moyen entre femmes et hommes s’est réduit. Le revenu moyen des femmes a augmenté et a favorisé leur autonomie financière[1]. D’après les chercheurs, cela favorise également une plus grande recherche d’autonomie entre les partenaires d’un couple, autonomie que l’on retrouve dans l’union libre. La législation québécoise sur l’union libre repose justement sur une telle conception de l’égalité au sein du couple, ce qui peut contribuer à expliquer l’exception québécoise.

En effet, d’après les chiffres, au Québec plus qu’ailleurs au Canada, les femmes autonomes financièrement tendent à être en union libre. Au contraire, les femmes dépendantes financièrement sont plus nombreuses à choisir le mariage. D’après les auteurs, elles s’assurent ainsi une protection en cas de rupture.

Le facteur immigration

Les chercheurs ont aussi remarqué que les unions libres hors-Québec seraient plus répandues dans l’Est canadien que dans l’Ouest, ce qui pourrait être lié à l’immigration. Peu d’immigrants choisissent de s’installer dans les Provinces Atlantiques, et ils sont aussi moins nombreux à vivre en union libre. Généralement, ils optent pour le mariage pour des considérations culturelles, mais aussi pour des raisons légales (par exemple, afin d’assurer la transmission de leur nationalité d’origine à leurs enfants). La présence d’un plus grand nombre d’immigrants dans l’Ouest canadien pourrait donc expliquer cet écart.

Le mariage : encore la norme

Finalement, les auteurs avancent que, depuis une quarantaine d’années, l’union libre est en train de s’installer comme un comportement normal et socialement accepté. Ce type d’union témoigne d’une transformation des valeurs contemporaines : égalité dans le couple, relations hors mariage religieux… Au Québec, ces transformations sont particulièrement ancrées et l’union libre se présente désormais comme un cadre légitime pour former une famille, autant que le mariage. Dans le reste du Canada, l’union libre, bien que présente, serait plutôt perçue comme une situation de transition.

Par ailleurs, bien que l’union libre séduise une part croissante de la population, le mariage reste la norme. Il est même au cœur de certaines revendications, comme dans le cas des couples gais, pour qui le droit au mariage est un enjeu important. Comprendre les valeurs et les attentes liées aux différentes formes d’union permet ainsi d’ouvrir une fenêtre sur la complexité et la diversité des liens qui unissent les couples.

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[1] Ici, le degré d’autonomie financière se définit selon deux facteurs : être en emploi ou non, et constituer ou non le principal soutien financier de la famille.