À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’essai de Brigitte Garneau, « Empreintes du système de parenté québécois sur les pierres du cimetière Saint-Charles à Québec : 1855-1967.« , publié en 2016, dans Rabaska : revue d’ethnologie de l’Amérique française.

  • Faits saillants

  • Jusqu’au début du XXe siècle, le prestige d’une famille dépend de la réussite professionnelle et économique de ses ancêtres masculins.
  • Lorsque la fille d’un homme renommé se marie, son époux bénéficie du prestige d’appartenir à sa lignée, même s’il ne prend pas son nom. Pour marquer cette appartenance, il peut choisir d’être enterré dans l’enclos funéraire de la famille de sa femme.
  • Dans le cas du remariage d’une veuve, les enfants du premier lit pourront reposer aux côtés de leur nouvelle famille, sans pour autant porter le nom de leur beau-père.

Les cimetières abritent le souvenir et les traces de l’histoire des peuples. Les œuvres d’art à caractère religieux et les monuments funéraires qu’ils hébergent sont des témoins silencieux de l’évolution d’un territoire et de ses occupants.

Alors que nombreuses recherches en anthropologie décrivent l’organisation de la famille en se basant sur des récits de vie et des registres, cette étude propose une méthode originale : l’exploration des cimetières.

Dans les mœurs des sociétés occidentales, trois liens principaux déterminent l’appartenance à une lignée familiale : les liens biologiques, les liens du mariage et les liens par adoption. Ces liens marquent l’histoire et l’évolution d’une lignée. Lorsque les membres d’une famille meurent, certains symboles sont utilisés pour raconter cette histoire et inscrire la mémoire familiale dans le temps. Par exemple, un homme peut demander d’être enterré dans l’enclos funéraire de la famille de sa conjointe, pour marquer son appartenance, bien qu’il n’en porte pas le nom, à une lignée prestigieuse.

Dans cette recherche, l’auteure analyse la disposition des monuments funéraires et les épitaphes qui y sont gravées, comme autant de témoignages de l’histoire de l’organisation familiale au Québec.  Elle nous invite à visiter le cimetière Saint-Charles, le plus grand de la ville de Québec, qui héberge une large population catholique, à majorité francophone, depuis 1855. De nombreux personnages publics et politiques y reposent, dont neuf des trente-quatre maires de la ville.

La chercheure a effectué la transcription et l’analyse des épitaphes gravées sur les monuments de la « vieille partie » du cimetière Saint-Charles, de 1855 à 1967. Plusieurs familles prestigieuses reposent à cet endroit. Les épitaphes y sont nombreuses et détaillées. Elle a réalisé ce travail avec l’aide des membres de l’organisation Pierres mémorables[1], une association œuvrant pour la conservation des cimetières.

Un prestigieux patronyme

Dans la partie ouest du cimetière, sur l’avenue Saint-Joseph, avant de croiser l’avenue Notre-Dame, on trouve le monument de la famille Borne. Une liste foisonnante de noms recouvre les deux côtés de chaque muret, dont celui de Lucien Borne, ancien maire de la ville (de 1938 à 1953). On y trouve les fils Borne et leurs épouses, mais également les filles nées Borne avec leurs époux et leurs descendants aux patronymes variés.

Cette réunion autour du couple à l’origine de la lignée (Lucien Borne père et Eva Jungblut) est un premier indice de la valeur qui peut être accordée à un nom de famille prestigieux. On sait que c’est habituellement l’homme qui transmet le nom de famille : le mari à l’épouse et le père aux enfants. Les époux des filles Borne ont souhaité être enterrés auprès de la famille de leurs femmes : bien qu’ils aient conservé leur propre nom de famille, ils ont préféré que leur mémoire soit rattachée au nom des Borne.

Un second exemple : seulement quinze des trente-cinq personnes mentionnées sur le monument de la famille Deslauriers en portent effectivement le patronyme. Ils sont réunis autour du prestigieux Adelard Deslauriers, bâtisseur de nombreux édifices publics.

Il arrive que la lignée d’une femme soit plus prestigieuse que celle de son mari. À défaut d’en porter le nom, l’époux peut marquer son appartenance à une famille illustre, en choisissant de reposer aux côtés de ses membres. D’après l’auteure, lorsqu’il s’agit d’être enterré, le prestige influence davantage la décision que le patronyme.

Rassembler frères et soeurs

Sur l’avenue Saint-Joseph, proche de l’avenue Sainte-Anne, un enclos familial réunit Terreau, DeBlois et Morency. Les sœurs Marie-Louise et Georgette Terreau ont épousé Arthur DeBlois et J.-Cyrice Morency. Ce mariage a contribué à rapprocher le frère Roch Terreau et ses beaux-frères Arthur et Cyrice. L’auteure explique que Roch Terreau a ainsi décidé de les rassembler autour d’une même pierre tumulaire, restant du même coup proche de ses sœurs.

Ces liens d’amitié témoignent également de l’existence de relations professionnelles fructueuses. Selon la chercheure, cet exemple illustre comment une relation privilégiée entre un homme et son beau-frère était une bonne occasion de conserver une entreprise aux mains d’une même famille. C’est le cas chez les Terreau, dont les ancêtres ont doté la ville de leur première fonderie au début du XXe siècle. L’entreprise est restée entre les mains des hommes et des beaux-frères de la famille jusqu’en 1927.

Les liens du mariage

Charles Baillargé, ingénieur et architecte pour la ville, repose avec son fils, W. Duval Baillargé, et un certain Eric Schreider, décédé en 1979. Pour comprendre cette épitaphe, il faut remonter dans le temps. En 1920, W. Duval Baillargé se marie avec Gabrielle, née Larue, veuve Schreider. Elle a deux fils issus de ce premier mariage, dont Eric Schreider. Bien qu’il ait conservé le nom de son père biologique, il repose dans l’enclos funéraire de la famille Baillargé, marquant son appartenance symbolique à la lignée.

Pour l’auteure, cet exemple est une preuve du caractère « hautement inclusif » de l’alliance de mariage, qui reconnaît la parenté d’un homme avec les enfants issus d’une précédente union de sa femme.

Bloc de granit brut et plaque de marbre, monument Baillairgé
Crédit : Suzanne Beaumont 2011, Pierres mémorables

Une filiation indifférenciée

Les épitaphes du cimetière Saint-Charles illustrent à leur manière l’histoire de certaines familles qui ont peuplé la ville de Québec. Grâce à elles, on peut deviner la façon dont les familles composaient et transmettaient leur héritage.

La disposition des monuments funéraires symbolise l’évolution d’une lignée. Le nom de l’homme à l’origine de la lignée est affiché de façon ostentatoire, dès l’entrée de l’enclos familial. Celui de l’épouse est toujours gravé sur la face principale du monument, attestant du poids de la lignée de son père à elle.

Les patronymes inscrits sur les épitaphes ne reflètent pas toujours la parenté existante entre les personnes. Un individu peut choisir de reposer aux côtés des membres d’une autre famille pour marquer son appartenance au groupe. L’auteure parle de « filiation indifférenciée » : il est possible d’appartenir symboliquement à une lignée, sans en porter le nom.

Depuis la réforme du Code civil en 1981, les parents peuvent choisir le (ou les) nom de famille qu’ils souhaitent transmettre à leur enfant. Cette nouveauté en a choqué certains, puisque la transmission du patronyme, telle que décrit dans cet article, est chargée de significations. Pourtant, le fait de pouvoir donner le nom des deux parents, voire seulement celui de la mère, n’irait-il pas dans le sens de cette « souplesse » des règles d’appartenance familiale?

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[1] Pierres mémorables est un organisme privé sans but lucratif créé en juillet 2010. Sa mission est de promouvoir la sauvegarde, la conservation, la restauration et la connaissance des cimetières. Pierres mémorables représente les régions de la Capitale-Nationale et de la Chaudière-Appalaches au sein de la Fédération Écomusée de l’Au-delà.