Fatima, 7 ans, est retirée de son milieu familial à la suite d’une plainte pour négligence. Elle vit dans un logement insalubre et ne mange pas à sa faim. De son côté, Charles 5 ans, porte régulièrement des traces de coups. Trois mois auparavant, sa mère a fait l’objet d’une plainte, mais la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) n’a pas jugé la sécurité de l’enfant compromise. Charles est porté disparu deux semaines plus tard. Quant à Fatima, elle retourne finalement chez elle. Ces histoires ne sont que la pointe de l’iceberg d’une réalité beaucoup plus répandue. Qu’est-ce qui distingue Charles et Fatima ? Comment la DPJ prend-elle une décision de placement ? Le fait d’être racisé influence-t-il le dénouement d’une évaluation ?
C’est précisément ce à quoi tentent de répondre Marie-Joëlle Robichaud, Marie-Andrée Poirier et Annie Pullen Sansfaçon, chercheuses à l’Institut universitaire Jeunes en difficulté à Montréal. Elles s’entretiennent avec 18 professionnelles de la protection de la jeunesse qui mènent la première rencontre d’évaluation des familles qui font l’objet d’une plainte. Une rencontre décisive, puisqu’elle détermine si les enfants resteront ou non dans leur famille. Les professionnelles partagent en toute franchise leurs expériences et se confient sur les facteurs qui influencent leur décision dans le cas particulier des familles racisées.
Changement de cap à la DPJ
Les réformes opérées en 2007 et 2018 à la protection de la jeunesse visent toujours plus d’efficacité pour moins de ressources. La rentabilité, la privatisation et le profit sont devenus le terreau fertile à une réorganisation du réseau de la santé et des services sociaux, et à l’abolition des agences régionales. Sans surprise, les professionnelles doivent traiter de plus en plus de dossiers dans des délais de plus en plus courts. En parallèle, la société québécoise évolue et voit arriver de nombreuses familles immigrantes.
C’est donc dans ce contexte de compressions budgétaires, de surcharge de travail et de différences culturelles que les professionnelles en protection de la jeunesse doivent dorénavant naviguer.
De plus en plus de familles racisées sont dénoncées pour maltraitance ou négligence envers leurs enfants. Pour les professionnelles, cela est synonyme de problématiques supplémentaires : comment faire une évaluation adéquate lorsque les familles ne parlent pas français ? Qu’elles n’ont jamais entendu parler de la DPJ ? Comment se comprendre quand la culture et les pratiques parentales sont aussi différentes ? Tout cela demande beaucoup de temps et d’énergie.
« Parce que ça demande du temps. Bêtement, une intervention avec une interprète, c’est le double du temps. […] Des fois, faut partir du tout début : savez-vous c’est quoi la DPJ ? – La quoi ? […] Ça peut prendre une demi-heure. On n’a pas abordé l’objet du signalement comme tel. »
– Natacha, professionnelle de l’évaluation à la DPJ
Les professionnelles se retrouvent alors devant un sérieux dilemme : obéir aux contraintes de temps imposées par la DPJ et dédier le même temps à tous les dossiers, ou bien privilégier la protection des enfants et adapter les délais aux besoins spécifiques des familles racisées ?
Des professionnelles seules à la barre
Obligation de résultats rapides et peur de faire le mauvais choix ? Bienvenue dans le monde de stress et de frustration des professionnelles ! Soit, elles ont l’impression de bâcler leur évaluation sous la pression des délais…
« On n’est pas dans un contexte […] qui favorise l’alliance avec les communautés interculturelles, et de nous imposer un deadline comme ça, eh bien, ça fait juste donner un stress et une pression supplémentaires […] Ça ne nous donne pas une lecture claire… […], on n’est pas super bien outillées. »
– Annie, professionnelle de l’évaluation à la DPJ
… Soit elles ont peur de se faire réprimander si elles ne respectent pas les consignes, par leur employeur ou par leurs collègues, qui doivent alors rattraper le temps perdu.
« Je ne couperai pas dans le temps à donner au client […], mais par exemple je peux me faire taper sur les doigts parce que je ne répondrai pas au délai. »
– Natacha, professionnelle de l’évaluation à la DPJ
Les professionnelles sont laissées à elles-mêmes, sans soutien de la part de la DPJ. Elles ne reçoivent ni formations ni balises pour les guider dans leurs prises de décision.
« La boîte, en général, la DPJ, eh bien, elle ne roule pas pour nous aider à statuer en toute connaissance de cause, aussi. »
– Annie, professionnelle de l’évaluation à la DPJ
Porte ouverte à la discrimination
Justement, comment « statuer en toute connaissance de cause » quand cette connaissance fait défaut ? Les professionnelles racontent qu’elles disposent d’une certaine marge de manœuvre. Ce sont leurs valeurs, leurs idéaux de justice et leurs expériences personnelles qui guident leurs décisions envers les familles. Mais sont-elles vraiment en mesure de prendre ce genre de décisions ?
Pour certains chercheurs, si les professionnelles ne sont pas formées aux réalités et aux spécificités des contextes culturels, le risque de glisser vers des pratiques discriminatoires est bel et bien réel.
Les conséquences de cette pression administrative et du manque de formation sont dévastatrices et expliquent souvent pourquoi un enfant racisé se retrouve plus facilement et rapidement retiré de sa famille qu’un enfant blanc.
Un problème personnel, des solutions collectives
Le virage amorcé par la DPJ et les mutations de la société québécoise des dernières décennies ont profondément bouleversé les repères des professionnelles en protection de la jeunesse. Partagées entre les résultats à atteindre et leur propre conscience, elles sont laissées à elles-mêmes, ce qui peut nuire à une intervention optimale et ouvrir la porte à des pratiques discriminatoires.
Pour les autrices, les décisions de placement, des décisions capitales, ne peuvent reposer sur leurs seules valeurs personnelles. La DPJ doit prendre conscience des contraintes imposées et des conséquences néfastes qui pourraient en découler pour les familles racisées.
Face à l’urgence de définir des règles précises d’évaluation de ces familles, les autrices invitent à l’ouverture du débat afin de faire valoir la parole des principaux concernés : les collègues, la DPJ et les familles elles-mêmes, dans l’objectif de soutenir les professionnelles et révéler les dérives de la performance imposée.