À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’article de Émilie Biland et Muriel Mille, « Ruptures de riches : Privilèges de classe et inégalités de genre au sein de la justice québécoise », publié en 2017, dans Sociétés contemporaines, vol. 4, n° 108, p. 97-124.

  • Faits saillants

  • Le système de justice semble favoriser les personnes fortunées.
  • Lors d’un divorce ou d’une séparation, certains pères fortunés auraient plus de chance d’obtenir la garde partagée que les pères issus d’autres milieux sociaux, même si leur femme assure l’éducation des enfants.
  • Les femmes de couples plus fortunés peuvent embaucher des avocates spécialisées en droit de la famille et des femmes, et auraient plus de chances d’obtenir gain de cause lors d’un divorce ou d’une séparation.
  • Les femmes, qu’elles soient de milieux fortunés ou non, demeurent désavantagées face à leur mari ou conjoint lors des procédures de divorce ou de séparation.

Une séparation conjugale, un divorce : autant de rudes épreuves sentimentales… et judiciaires! Entre les émotions suscitées par la fin d’un projet de vie commune, la médiation familiale, les frais d’avocat, le procès, les négociations économiques, et l’entente sur la garde des enfants, la rupture est difficile à surmonter. Quel rôle joue l’argent dans tout ça? L’issue est-elle la même pour les couples fortunés que pour ceux de milieux plus modestes? Il semble que dans les eaux agitées d’une rupture, les couples aisés naviguent plus facilement. Une recherche montre que la séparation demeure difficile, mais que les membres du couple ont droit à un « traitement judiciaire exceptionnel ».

C’est ce que constatent Émilie Biland, professeure à l’Université de Rennes 2 en France, et Muriel Mille, chercheuse au Centre national de recherche scientifique français, dans une étude portant sur 10 cas de rupture de couples québécois financièrement aisés[1]. Les couples étudiés sont majoritairement mariés et sont très inégalitaires : 9 hommes sur 10 disposent de revenus beaucoup plus élevés que leur ex-conjointe et les activités les plus courantes des femmes sont l’éducation des enfants et le soutien de la carrière du partenaire. Fait notable : la grande majorité des avocats impliqués dans ces cas de divorce/séparation sont des femmes, ce qui reflète la féminisation de la profession à l’échelle de la province.

Règle générale, lors d’une rupture, les hommes sont moins susceptibles d’obtenir la garde des enfants, puisque leur ex-conjointe s’occupait de leur éducation durant la vie commune. En revanche, les femmes ont beaucoup plus à perdre d’un point de vue économique. Cela dit, les chercheuses en viennent à quelques constats : 1) les femmes plus fortunées peuvent voir leurs années d’investissement dans les soins aux enfants financièrement reconnues; 2) les hommes financièrement aisés obtiennent plus souvent la garde des enfants; et 3) même avec tout l’or du monde, l’égalité hommes-femmes ne peut être achetée : les femmes, même riches, demeurent perdantes face à leur ex-conjoint lors de la séparation.

Investissement ponctuel des pères

Les hommes de l’étude obtiennent plus souvent une partie de la garde que ceux d’autres classes sociales, selon les auteures, alors que leur ex-conjointe est plus impliquée dans l’éducation des enfants.

Certes, chez les couples fortunés, les gardes partagées sont beaucoup plus présentes que dans la population en général, où la garde exclusive pour la mère est plus commune. Mais les chercheuses rappellent que la garde partagée est populaire pour les parents ayant partagé les charges de façon égalitaire durant la vie commune.

Comment alors, la garde partagée peut-elle être plus fréquente chez les couples fortunés si les hommes sont moins investis quotidiennement dans l’éducation des enfants? Biland et Mille fournissent une piste de réponse : les ressources économiques et culturelles (leurs savoirs ou leur formation universitaire, par exemple) des pères fortunés, qui compenseraient pour leur manque d’implication dans la vie de leurs enfants.

« Ces pères légitiment leur rôle parental, tant par leur capacité financière à assurer à leurs enfants un style de vie conforme à leur statut social, que par leurs interventions électives et ponctuelles, mais potentiellement décisives pour la reproduction de celui-ci. »

Comment? En mettant de l’avant leur niveau élevé d’éducation qui leur permet de stimuler intellectuellement leurs enfants. Ils montrent également qu’ils financent et s’impliquent ponctuellement dans certains loisirs qui sont compatibles avec leur agenda professionnel ou évoquent les grands voyages à l’étranger faits avec leurs enfants. Résultat : la justice considère cela comme l’équivalent du respect de la routine quotidienne des enfants (horaires de lever et de coucher, supervision des devoirs, préparation des repas, etc.). Selon les chercheuses, ces pères sont favorisés, puisque le système de justice considérerait les manquements aux devoirs parentaux élémentaires comme moins probables chez les fortunés. Aux yeux des auteures, seuls des arguments solides, comme l’éloignement géographique du père ou des faits de violence, peuvent tempérer cet avantage des pères fortunés.

Le travail domestique des mères plus facilement reconnu

Les femmes fortunées ont plus de ressources que celles des classes plus modestes pour faire reconnaître financièrement leur contribution à la réussite de leur ex-conjoint. En outre, la rupture est généralement une épreuve économique majeure pour les femmes. Leur revenu peut baisser drastiquement, puisqu’il est généralement moins élevé que celui de leur ex-conjoint et qu’elles deviennent souvent le parent gardien des enfants.

Néanmoins, les femmes aisées ont souvent accès à des avocates spécialisées en droit de la famille et des femmes qui ne céderont pas à des arrangements défavorables pour leurs clientes. Elles n’hésitent pas à avoir recours au procès pour demander une prestation compensatoire, qui reconnaît le travail domestique gratuit des femmes ayant contribué à l’enrichissement de leurs époux.

Mais l’égalité hommes-femmes ne s’achète pas

Mais attention! La richesse ne compense pas les inégalités hommes-femmes. Certes, les femmes riches ont une plus grande marge de négociation durant la procédure de divorce que les femmes moins fortunées. Par contre, les inégalités hommes-femmes au sein du couple demeurent : les femmes ont plus de difficulté à faire valoir leurs droits que les hommes. En outre, l’obtention d’une compensation financière pour la femme est incertaine, car elle est tributaire de nombreux facteurs : l’obtention de la preuve de la capacité à payer de son ex-conjoint, son type d’union conjugale, son âge, ainsi que les professionnels du droit qu’elle sollicite.

Tout d’abord, lors du procès pour divorce, l’avocate de la femme doit, entre autres, documenter précisément les ressources de l’ex-époux de sa cliente, en fournissant des preuves sur ses revenus et son patrimoine. L’objectif est de prouver sa capacité à payer la prestation compensatoire ou la pension. Le problème : ces documents sont souvent difficiles à obtenir, car les conjoints peuvent, entre autres, ne déclarer qu’une partie de leurs revenus.

Quel sort est réservé aux femmes qui ne sont pas mariées? Les dispositifs légaux que sont le partage du patrimoine familial, lequel impose un partage égal des résidences, des meubles et des régimes de retraite entre les époux, la prestation compensatoire et la pension alimentaire, ne sont ouverts qu’aux conjoints mariés. Lorsque le couple n’est pas marié, la femme ne peut souvent que négocier le montant de la pension alimentaire pour les enfants.

De plus, les jeunes femmes, même si elles sont riches, ont moins accès à ces dispositifs. D’une part, le mariage est peu fréquent parmi les moins de 50 ans. D’autre part, même si elles sont mariées, elles ont plus souvent un emploi rémunéré et le calcul de la pension pour l’ex-époux prend en compte la durée de la vie commune, ce qui limite l’effet de ces mesures pour les plus jeunes couples.

Finalement, le choix d’avocates spécialisées en droit de la famille et des femmes est déterminant dans l’issue des procès. Bien que les femmes fortunées aient les moyens de s’offrir leurs services, ces professionnelles du droit sont souvent concentrées à Montréal, ce qui limite grandement les femmes n’habitant pas la métropole.

La justice aux petits soins

Les ressources économiques des couples leur permettent d’obtenir des services juridiques de première classe. En effet, ils ont tout le luxe de pouvoir choisir leurs avocates. Ils sont d’ailleurs plus souvent représentés lors de leur passage devant le tribunal, et ce, par des spécialistes du droit de la famille disponibles et investies, avec de nombreuses années d’expérience. De plus, selon Biland et Mille, la relation entre les avocates, les juges et les clients est favorisée, puisqu’ils ont généralement le même statut social. Les professionnels du droit sont plus empathiques, compréhensifs et bienveillants à l’égard des couples fortunés. Enfin, rappelant l’affaire « Éric et Lola », les auteures mentionnent que les professionnels du droit sont plus grandement interpellés par les couples fortunés, car leurs divorces sont des affaires juridiquement intéressantes pouvant faire évoluer le droit de la famille.

« Ces justiciables suscitent ainsi l’attention privilégiée des professionnels du droit. C’est bien l’association de leur posture empathique et de leur expertise technique qui permet à ces ex-conjoint.e.s fortuné.e.s de tirer parti des différents ressorts du droit. »

De la nécessité d’élargir l’analyse

L’étude de Biland et Mille souligne les privilèges des couples québécois fortunés en procédure de rupture. Ils ont les moyens financiers et la position sociale de s’offrir un « traitement juridique exceptionnel », alors que le système de justice est souvent inaccessible pour d’autres. Les chercheuses révèlent l’importance de porter une attention particulière aux différentes formes d’inégalités (race, classe, genre, âge, par exemple) que peut subir, en même temps, une personne. En effet, au sein du système judiciaire, entre autres, les femmes plus pauvres sont désavantagées tant par leur genre, que par leur classe sociale. La question des différences de traitement judiciaire peut donc s’élargir en mesurant les effets combinés du sexisme, du racisme ou de l’âgisme sur les procédures de divorce ou de séparation conjugale.

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[1] Un revenu au moins égal à 100 000 dollars par an pour une personne seule, définit le seuil de richesse.