À propos de l'étude

Ce dossier thématique sur la conciliation famille-travail en contexte d’horaire atypique résume cinq études publiées entre 2016 et 2018 par Diane-Gabrielle Tremblay, Mélanie Lefrançois, Nadia Lazzari Dodeler, Johanne Saint-Charles, Catherine des Rivières-Pigeon, Karen Messing, Sari Mansour et Laurent Sauvage. Voir les références complètes plus bas.

  • Faits saillants

  • Les parents aux horaires de travail atypiques sont plus susceptibles d’être confrontés à la précarité, qu’elle soit financière ou dans leur emploi.
  • La fatigue guette les parents aux horaires atypiques et, avec elle, l’épuisement professionnel, l’irritabilité, l’anxiété, voire la dépression.
  • Les personnes contraintes aux horaires atypiques sont à la recherche d’astuces pour concilier vie familiale et travail, mais les employeurs offrent peu de solutions à leur problème.
  • Les horaires atypiques affectent différemment les pères et les mères : les premiers tendent à travailler plus et à vivre des conflits famille-travail, les secondes coupent plus souvent leurs heures pour leur famille et diminuent leur revenu.

Comment faire garder son enfant tout en travaillant de nuit? Quand prendre congé avec les petits lorsqu’on travaille les jours fériés? Qui s’occupe de la maisonnée quand un parent prend la route pour plusieurs jours? Qui sont confrontés par ces dilemmes? Les parents aux horaires de travail atypiques, qui composent avec une couche de complexité supplémentaire pour concilier travail et vie familiale. Et ils sont nombreux : en 2015, 29% des pères et 26% des mères d’enfants de 0 à 5 ans ont un horaire atypique [1]. C’est d’ailleurs la forme d’horaire qui enregistre la plus forte progression entre 1996 et 2008 [2] , signe que les dilemmes entourant la conciliation famille-travail sont loin de se dissiper.

Qu’entend-on par horaire atypique? Tout ce qui sort du fameux « 9 à 5 » avec week-end de congé. L’éventail est vaste : travail de soir ou de nuit, horaires rotatifs entre jour, soir et nuit, ou fractionnés dans une même journée, travail sur appel ou sur la route avec nuit à l’extérieur et horaires irréguliers, où les heures et les journées varient d’une semaine à l’autre… Les options ne manquent pas. Les parents doivent user de créativité pour trouver une façon d’harmoniser leur vie familiale à leurs conditions de travail. Résultat : stress et conflits sont souvent au rendez-vous.

Pour donner un aperçu des difficultés à concilier famille et travail en contexte d’horaire atypique, l’Observatoire des réalités familiales du Québec rassemble une série d’études menées auprès de parents exerçant différents métiers où les horaires atypiques sont légion. S’il ne s’agit pas de brosser un portrait exhaustif de la situation, ce dossier vise à mettre en lumière certaines réalités parfois oubliées de la conciliation famille-travail. L’exercice permet de se familiariser avec la réalité de nombreux parents issus d’univers d’emploi aux défis uniques

Les défis

Responsabilité des parents et services offerts

La conciliation famille-travail est sur toutes les lèvres : des centres de la petite enfance (CPE) aux services de garde après l’école, en passant par les congés pour obligations parentales et les crédits d’impôt pour frais de garde d’enfants, la société s’emploie à faciliter la vie des familles. Pour en profiter, encore faut-il entrer dans le moule. Si les parents aux horaires traditionnels rencontrent déjà certains défis, ceux aux horaires hors normes pâtissent d’un manque de services criant après les heures de bureau.

Prenons l’exemple des CPE : parmi tous les CPE et les services de garde, subventionnées ou non, seul un maigre 1% des établissements offraient de garder le soir, la nuit ou les week-ends en 2016 [3]. L’enjeu est similaire lorsque l’enfant fréquente l’école, où les services de garde en milieu scolaire ferment généralement dès l’heure du souper. Certaines grandes institutions ou entreprises, comme les hôpitaux, offrent des lieux de garde à même l’établissement, mais l’accessibilité reste limitée.

Résultat : les parents aux horaires hors normes paient souvent de leur poche – et au prix fort – des frais de garde supplémentaires, souvent dans des milieux qui échappent à la supervision de l’État. Certains parents, comme des musiciens en couple, évitent la « syncope » en choisissant de travailler en « contretemps » avec leur partenaire – un de jour, l’autre de soir – une option qui est toutefois exclue pour les familles monoparentales.

Devant l’inflexibilité de certains patrons à aménager des horaires plus enclins à concilier vie familiale et travail, des employé.es se voient contraint.es de choisir l’option la « moins pire ». Plusieurs doivent aussi se tourner régulièrement vers les proches pour de l’aide. Par exemple, une agente de nettoyage du secteur des transports raconte qu’elle a accepté de travailler la nuit par dépit, étant donné que l’horaire de jour commençait trop tôt et celui de soir trop tard pour les heures scolaires :

Compromis idéal ou solution forcée? Poser la question, c’est y répondre!

Dernière minute et imprévus : une vie familiale suspendue

Connaître son horaire hebdomadaire de 24 à 48 heures d’avance : la goutte d’eau qui fait déborder un vase déjà bien plein. Ces horaires pour le moins originaux bouleversent l’agenda familial et le temps précieux avec les proches. Chaque activité, rendez-vous et invitation doit faire l’objet d’un choix minutieux, ou d’une annulation, faute de temps. Cette réalité ajoute un défi de taille : impossible d’organiser le temps avec la famille bien à l’avance.

Si les employeurs disent suivre des normes neutres pour créer l’horaire de leur équipe, les études consultées suggèrent plutôt que les ententes informelles où l’attitude de l’employé.e et le bon vouloir du patron sont chose commune. Refuser un horaire ou simplement demander congé deviennent des opérations délicates pour maintenir l’estime de son supérieur. Pour celles et ceux qui sont sur appel, la perte de revenus et une place de plus en plus basse sur la liste des convoqué.es n’est bien souvent pas qu’un risque, mais une menace.

Si la vie parentale est, par définition, ponctuée d’imprévus, les mères et pères aux horaires hors normes se passeraient bien de quelques-uns d’entre eux! Plusieurs travaillent en ligne de front où il est difficile d’être joignable si l’enfant a un pépin, comme le personnel d’hôtellerie, les infirmier.ères, ou les commis d’épicerie. Se plier aux exigences du patron dans le but de « s’acheter » un peu de sympathie pour la prochaine mésaventure est alors monnaie courante. La peur des représailles en prenant trop de congés pour un enfant malade est aussi bien réelle. Certains ne remplacent pas les employé.es absent.es, ajoutant une pression sur les collègues qui peuvent voir leur mèche raccourcir face au parent qui s’absente pour des motifs familiaux.

La précarité et l’éthos professionnel

Chaque dollar compte

Les horaires atypiques : à la fois source et conséquence de précarité. Ils sont particulièrement présents dans les emplois de services, qui offrent généralement de plus faibles revenus et des horaires faits en fonction de la clientèle ou des périodes de fortes activités, non du personnel.

Une autre forme de précarité souvent intimement liée aux horaires atypiques tient dans le fait que certaines professions sont qualifiées de « travail invisible », comme dans le cas des agent.es de nettoyage, ou ont perdu de leur prestige, comme pour les infirmier.ères. Dans ces cas, où le manque de considération est loin d’être une légende, impossible de discuter des défis de conciliation, les employeurs étant particulièrement intransigeants.

La situation financière précaire de ces travailleurs les empêche souvent d’accumuler le coussin suffisant pour entreprendre un changement et améliorer leur quotidien. Certains restent donc en emploi par dépit, se disant que ça pourrait être pire ailleurs.

«Ça fait partie de la job!»

Votre profession, une véritable vocation? Si c’est le cas, la pilule de l’horaire atypique est probablement plus facile à avaler. Les pigistes et les professions artistiques font généralement partie du lot. Par exemple, chez les musicien.nes, c’est clair : leur horaire variable et leur précarité financière leur permettent aussi de vivre de leur passion, eux qui doivent souvent cumuler plusieurs emplois pour joindre les deux bouts. Ces artistes acceptent plus facilement les concerts de soir, les tournées sur la route ou les répétitions en fin de semaine.

Leur réalité musicale comporte une autre particularité : comme pour plusieurs pigistes, ils doivent bâtir et maintenir une réputation à tout casser. Le hic? Pour y arriver, le travail passe souvent devant la famille. Par exemple, pour ne pas se faire oublier dans ce métier, il faut accepter autant de contrats que possible, même si cela empiète sur le temps en famille. La compréhension et l’ouverture du partenaire et des enfants deviennent alors cruciales pour l’harmonie familiale.

L’appel du métier résonne aussi chez les infirmier.ères, où chacune est consciente que les horaires irréguliers font partie intégrante de la profession. Pour plusieurs, l’horaire atypique est acceptable, mais le manque de temps accordé aux soins, la dévalorisation de leur métier et la précarisation de leur horaire, comme le fameux temps supplémentaire obligatoire, sont autant de conditions de travail difficiles à digérer. Ces parents vivent bel et bien les conséquences des horaires irréguliers, mais les acceptent plus facilement.

La santé physique et mentale

Une semaine de nuit, l’autre de soir, quelques jours sur la route, trois quarts de travail de 12 heures consécutives : les horaires atypiques marquent le corps et l’esprit. Si les employé.es sont les premiers à en payer le prix, les dommages collatéraux peuvent aussi se faire sentir chez la famille.

La fatigue est l’un des impacts les plus malcommodes, comme elle s’en prend aussi bien au corps qu’à la tête. Les employé.es « brûlé.es » sont alors moins performant.es au travail, et moins disponibles pour leurs proches. Elle peut provoquer de l’irritabilité, des troubles du sommeil et d’alimentation, et empirer des conditions médicales existantes. Pire, la fatigue rend moins vigilant, et donc plus susceptible aux accidents de travail ou de la route.

La fatigue est aussi la voie vers l’épuisement professionnel. Les chercheurs qui se sont penchés sur le secteur hôtelier se sont concentrés sur le rôle des conflits famille-travail – c’est-à-dire lorsque le travail empêche ou complique la réponse à ses obligations familiales – sur l’épuisement professionnel. Leur constat : les employé.es aux horaires atypiques sont d’autant plus à risque de vivre les défis du trop bien connu « burnout ».

La famille en ligne de front

La famille est au premier rang pour observer les effets des horaires irréguliers. Dans certains cas, elle pâtit des sautes d’humeur provoquées par l’épuisement. Le risque de détérioration de la relation conjugale est aussi bien présent : la rupture consécutive aux folles journées de travail n’est pas si rare.

Pour certains parents, l’épuisement les a poussés au bout du rouleau, jusqu’à la dépression. Ces épisodes de souffrance ont provoqué une prise de conscience, un signal d’alarme sur une situation intenable. Ils évoquent avoir modifié leur horaire ou réduit leur charge de travail par la suite. De nouveau, ces changements ne sont malheureusement pas accessibles à tous.

Le genre et le travail atypique

Les hommes et les femmes égaux face à la conciliation famille-travail et aux horaires atypiques? Pas si vite! Les hommes seraient plus à risque de vivre des conflits entre travail et famille. Comment l’expliquer? Selon les auteurs, les femmes usent de stratégies pour éviter les conflits famille-travail, en changeant d’emploi, en adaptant leur horaire ou en réduisant leurs heures travaillées. Les deux côtés de la médaille peuvent devenir problématiques : les hommes travaillent plus d’heures et manquent du temps auprès de leurs proches, tandis que les femmes réduisent leurs heures, donc leur revenu et leur autonomie financière, pour mieux conjuguer travail et famille.

En somme, les horaires atypiques nécessitent une ouverture d’esprit et une compréhension des enfants et des proches, de même qu’une implication du conjoint, lorsque c’est possible. Plusieurs parents pensent à changer d’horaire quand le moment viendra, ou même changer d’employeurs ou de secteur d’activité. Tous n’ont pas cette option.

Stratégies et pistes de solution

Travail décalé, soutien des proches, collègues à la rescousse, réduction des heures travaillées, changement de carrière : plusieurs astuces pour gérer le calendrier familial ont été évoquées jusqu’à présent.

Ces « trucs » fonctionnent, mais ne sont pas sans conséquence pour la famille. Le temps de couple peut en prendre pour son rhume. Les proches peuvent aussi avoir des imprévus. Les heures réduites entraînent forcément une baisse de revenus. Les collègues peuvent se sentir utilisé.es et donc refuser d’aider… Les solutions individuelles sont bien présentes, mais limitées et pas toujours aussi efficaces que souhaité.

Les employeurs à la rescousse? On repassera…

Comment les employeurs s’occupent-ils de la conciliation famille-travail? Les études consultées mentionnent surtout des ententes informelles entre employé.es et employeurs. Le problème? Ces ententes sont temporaires et reposent sur la bonne foi des gestionnaires. Elles peuvent soulever des tensions avec les collègues qui y voient un avantage inéquitable, surtout si l’employeur ne compense pas pour le congé.

Apporter de nouvelles solutions à la conciliation famille-travail, surtout quand la culture même de l’organisation est très ancrée : oui, mais… Dans certains milieux, comme les commerces d’alimentation, les employé.es se retrouvent isolé.es, sans possibilité de contact avec des collègues pour discuter de leur situation. Ils apprennent donc à « jouer le jeu » du patron pour obtenir les avantages informels de conciliation famille-travail.

Quoi faire alors?

Des solutions existent et ne demandent qu’à être appliquées. Par exemple, certains milieux d’emploi sont propices à accueillir des familles. Les chercheurs de l’étude du secteur hôtelier proposent de « prêter » les infrastructures de l’hôtel aux employé.es et à leur entourage pour les encourager à passer du temps ensemble. Les artistes musicaux amènent quant à eux leurs enfants sur leur lieu de travail lors de répétition, facilitant le gardiennage. Certain.es infirmier.ères profitent de milieu de garde à même leur lieu de travail, mais toutes ces mesures demandent encore à être étendues…

D’autres chercheur.es évoquent la pertinence, voire la nécessité, de divulguer l’horaire de travail hebdomadaire beaucoup plus rapidement qu’une journée ou deux à l’avance. Synonymes de changements mineurs pour les employeurs, ils engendreraient de grands bénéfices pour des parents à bout de souffle qui pourraient mieux pallier les imprévus.

Et si les employeurs offraient tout simplement… des horaires plus flexibles? Est-ce si primordial de faire passer les besoins de l’entreprise ou de la clientèle avant ceux des employé.es? Cette formule permettrait de minimiser le roulement de personnel, un bienfait manifeste pour toute institution. D’ailleurs, parmi les employeurs des études consultées, aucun n’a mis en place une politique encadrant la conciliation famille-travail. Une telle politique pourrait aider les familles à savoir à quoi s’en tenir et diminuer le ressentiment entre collègues.

Un flagrant besoin d’agir

La conciliation famille-travail, inatteignable pour les parents aux horaires irréguliers? Tout indique que oui. Ces pères et ces mères se retrouvent souvent les mains liées face à un employeur non conciliant. Bien qu’ils soient de plus en plus nombreux, ils naviguent dans un monde où leur réalité semble oubliée. Salariés ou pigistes, ils composent avec une garde d’enfants plus compliquée, des demandes répétées à la famille et aux collègues pour dépanner, une plus grande précarité et, parfois, une santé perturbée. Comment y échapper?

Le gouvernement a misé sur deux mesures issues du milieu communautaire pendant la pandémie de la COVID-19 pour favoriser la conciliation famille-travail : le sceau Concivili du Réseau pour un Québec Famille et le projet ConciliAction de la Fédération québécoise des organismes communautaires Famille. La première vise à reconnaître les employeurs qui misent sur la conciliation famille-travail pour fidéliser leurs employé.es, en plus d’apporter du soutien aux entreprises qui souhaitent atteindre cette norme d’excellence. La seconde veut rejoindre les parents pour les aider à bénéficier davantage des mesures de conciliation de leurs employeurs. Espérons que les mesures québécoises visant une meilleure conciliation famille-travail continueront de refléter de mieux en mieux le quotidien de l’ensemble des parents québécois.

[1] 1 Lavoie, Amélie. 2016. Les défis de la conciliation travail-famille chez les parents salariés: un portrait à partir de l’enquête québécoise sur l’expérience des parents d’enfants de 0 à 5 ans 2015, Institut de la statistique du Québec, p. 9.

[2] Crespo, Stéphane et Sylvie Rhéault. 2011. « Les horaires de travail atypiques au Québec », Données sociodémographiques en bref, Institut de la statistique du Québec, octobre 2011, 16 (1), p. 5.

[3] Ministère de la Famille. 2019. Situation des centres de la petite enfance, des garderies et de la garde en milieu familial au Québec en 2016, p. 46-47.

[4] Lavoie, Amélie. 2016. Les défis de la conciliation travail-famille chez les parents salariés: un portrait à partir de l’enquête québécoise sur l’expérience des parents d’enfants de 0 à 5 ans 2015, Institut de la statistique du Québec, p. 20