À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’essai de Stéphane Grenier, Arlène Laliberté et Maude Ménard-Dunn, « L’itinérance autochtone : entre nomadisme et dépossession? », publié en 2017, dans Psychologie canadienne, vol. 59, n°1, p. 100-106.

  • Faits saillants

  • L’héritage traumatique des «pensionnats» et des politiques d’assimilation des Autochtones se transmet jusqu’à aujourd’hui et se traduit par un plus grand risque de se trouver en situation d’itinérance au cours de sa vie.
  • Les autochtones sont plus affectés par le phénomène de l’itinérance que les autres populations.
  • Souvent victimes de problèmes familiaux, les enfants autochtones ont beaucoup plus de risques d’être pris en charge par les services de protection de la jeunesse que les autres enfants.
  • Les Autochtones sont particulièrement touchés par la pauvreté, le décrochage scolaire et le chômage. Ces difficultés exacerbent les dysfonctionnements familiaux et les rendent d’autant plus vulnérables à l’itinérance.

« Les souvenirs des pensionnats déchirent parfois impitoyablement notre âme, tels des couteaux. Cette journée nous aidera à mettre cette douleur derrière nous. » La réaction de Phil Fontaine, chef national de l’Assemblée des Premières nations, suite au discours d’excuses du premier ministre canadien[1], en dit long sur les traumatismes laissés par les « pensionnats indiens ».

À travers l’histoire canadienne, les familles autochtones ont été dépossédées de leurs traditions et de leurs enfants. Les « pensionnats indiens » ont marqué les communautés autochtones sur plusieurs générations, laissant derrière eux bon nombre de familles disloquées et dysfonctionnelles, comme en témoigne le nombre considérable d’enfants autochtones placés en famille d’accueil par les services de protection de la jeunesse. Des conditions économiques et matérielles précaires (chômage, pauvreté, logements insalubres) exacerbent cette fragilité.

Cet ensemble de difficultés les rend particulièrement vulnérables : ils sont très nombreux à se retrouver à la rue.

Malgré l’accroissement du nombre d’Autochtones en situation d’itinérance, ce phénomène demeure peu documenté. Cette étude propose une revue de la littérature scientifique récente sur le sujet, afin d’obtenir un état des lieux actuel permettant de diriger de futures recherches. Les auteures ont répertorié plus de 500 documents scientifiques, anglophones et francophones, publiés entre 2010 et 2015. Elles en ont finalement sélectionné une centaine. Elles se sont intéressées principalement aux données qualitatives produites dans le champ des sciences sociales.

Elles font notamment une mise au point sur le lien entre les dysfonctionnements familiaux prévalents chez les Autochtones et leur vulnérabilité face à l’itinérance.

L’itinérance autochtone

On ne sait jamais exactement combien de personnes sont effectivement en situation d’itinérance sur un territoire donné. Les chiffres sont généralement bien en deçà de la réalité. Le dénombrement des populations itinérantes est un exercice difficile, notamment à cause de ce que l’on appelle « l’itinérance cachée ». Des personnes sans domicile fixe peuvent être hébergées temporairement chez leur famille et amis, ou même leurs clients (dans le cas des travailleuses du sexe).

Graphique 1. Surreprésentation des Autochtones parmi les populations sans-abris à Montréal et à Toronto

Plusieurs études canadiennes essaient malgré tout de dresser des portraits statistiques des populations itinérantes pour donner une idée minimale de la situation. Ces études montrent généralement que les Autochtones sont très nombreux parmi les personnes sans-abris.

D’après un rapport récent (2015[2]), les autochtones représenteraient environ 10 % de la population itinérante à Montréal. Pourtant, ils comptent pour moins de 1 % de la population générale de la métropole (soit environ 12 000 personnes[3])! La situation serait encore pire à Toronto. Selon une autre étude (2014[4]), les Autochtones, qui représentent là aussi moins de 1 % de la population locale, composent presque le tiers (30 %) des effectifs sans-abris de la ville.

Des allers-retours entre la réserve et la ville

Plusieurs recherches montrent que les Autochtones quittent leur communauté notamment pour fuir des conflits familiaux ou des problèmes de violence conjugale. Une fois en ville, la difficulté à se loger peut les pousser à retourner dans leur réserve.

Des allers-retours fréquents entre la ville et la réserve caractérisent les trajectoires migratoires des Autochtones. Les auteurs parlent d’une « hypermobilité », qui serait également un facteur explicatif de l’itinérance autochtone.

Ils ajoutent que cette « hypermobilité » rend d’autant plus complexes les stratégies d’intervention : les programmes qui visent à endiguer le phénomène d’itinérance autochtone sont généralement développés pour des personnes qui restent en ville.

Des familles disloquées

Malgré les efforts récents pour développer des pratiques d’intervention culturellement adaptées, les Autochtones restent surreprésentés dans les services de protection de la jeunesse. Ils comptent pour 40 % des enfants pris en charge par ces services, alors qu’ils ne représentent que 4 % de la population canadienne générale.

Une étude de 2011 montre que les enfants autochtones ont quatre fois plus de risques que les autres enfants d’être placés en famille d’accueil, ou de faire l’objet d’une enquête par les services sociaux.

Les auteures nous rappellent que l’effritement des relations familiales rend les individus beaucoup plus à risque de se trouver en situation d’itinérance. Les Autochtones sont, dès l’enfance, particulièrement vulnérables à ce phénomène, puisqu’ils sont plus souvent séparés de leurs parents.

Des handicaps structurels

Pauvreté, sous-scolarisation, chômage et absence de logement adéquat viennent compléter le tableau. Le dysfonctionnement des familles autochtones est exacerbé par ces problématiques récurrentes, que les auteures qualifient de « handicaps structurels ». Ces handicaps sont autant de facteurs supplémentaires qui augmentent la vulnérabilité des Autochtones face à l’itinérance.

D’après différentes études canadiennes, la moitié des enfants autochtones vivent sous le seuil de la pauvreté et un peu plus des deux tiers (68,5 %) n’ont pas terminé le secondaire. Les jeunes Autochtones sous-scolarisés ont beaucoup moins de chance d’accéder à un emploi stable; ils subissent un taux de chômage presque deux fois plus élevé que les non-autochtones (14 % contre 8 % en 2015[5]).

Ajoutons à cela des conditions de logement précaires : en 2001[6], plus de la moitié des ménages autochtones vivaient dans des logements ne répondant pas aux normes légales de salubrité (logements surpeuplés ou en mauvais état).

Faire participer les personnes concernées

Les Autochtones du Canada sont plus à risque que d’autres populations de se trouver un jour en situation d’itinérance. Même s’il n’est pas évident de dresser un portrait complet de la situation, cette étude fait état d’une fragilisation de leurs liens familiaux, elle-même exacerbée par une précarité économique et matérielle alarmante.

Les auteures soulignent également que les enjeux particuliers de l’itinérance chez les Autochtones sont mal compris pas les décideurs publics. D’après elles, il serait crucial que les membres des communautés autochtones explicitent eux-mêmes leurs besoins et participent à l’élaboration des pratiques d’intervention.

La nation Atikamekw nous offre d’ailleurs un exemple pionnier : depuis les années 2000, elle développe un régime particulier de protection de la jeunesse applicable par et pour ses membres. Jusqu’à présent, ce régime était en période de test, dans le cadre d’un projet pilote autorisé par le Québec. Les services d’intervention restaient donc dépendants du Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ). Depuis 2018, la communauté Atikamekw a officiellement adopté son propre régime, en constituant un équivalent du DPJ : le Directeur de la protection sociale atikamekw.

__________________

[1] Stephen Harper, Chambre des communes, Ottawa, 11 juin 2008

[2] Latimer, É., Méthot, C., & Smith, A. (2015). Dénombrement des personnes en situation d’itinérance à Montréal le 24 mars 2015. Montréal, Québec.

[3] Selon les données de Statistiques Canada, 2016

[4] Anderson, J. T., & Collins, D. (2014). Prevalence and causes of urban homelessness among Indigenous Peoples: A three-country scoping review. Housing Studies, 29, 959 –976.

[4] Sinha, V., et al. (2011). Kiskisik Awasisak: Remember the children. Understanding the Overrepresentation of First Nations Children in the Child Welfare System. Ottawa.

[6] Bhatt, V., & Changny, M. (2001). L’habitat autochtone et le genre, une approche sensible de la population crie de Chisasibi : rapport final de recherche.