À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume le rapport de Dominique Bernier et Catherine Gagnon, « Violence conjugale devant les tribunaux de la famille : enjeux et pistes de solution », publié en 2019, en partenariat avec le Service aux collectivités de l’UQAM et la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes.

  • Faits saillants

  • Les tribunaux de la famille associent souvent la violence conjugale à un conflit entre les parents, sans considérer le contrôle exercé par le conjoint violent.
  • Les mères victimes de violence qui souhaitent obtenir la garde exclusive doivent à la fois prouver la violence exercée à leur endroit, mais aussi ses impacts sur l’enfant.
  • Les mères qui tentent de limiter les contacts entre leurs enfants et leur ex-conjoint violent peuvent être considérées comme non collaboratives, au point d’être faussement accusées d’aliénation parentale.

Entre 2018 et 2019, les maisons de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes accueillent près de 3000 femmes. Le motif premier de leur demande ? La violence conjugale et familiale. De ce nombre, seule une minorité porte plainte. Pourquoi ? Non seulement le processus judiciaire est long et éprouvant, mais il leur faudra aussi faire reconnaître la violence dont elles et leurs enfants sont victimes, un défi plus difficile qu’il n’y paraît. 

C’est ce que constatent Dominique Bernier et Catherine Gagnon, respectivement professeure et étudiante au Département des sciences juridiques de l’UQAM, à travers l’analyse de 250 décisions judiciaires rendues par les tribunaux de la famille. La recherche, menée en partenariat avec le Service aux collectivités de l’UQAM et la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, vise à évaluer les embûches vécues par les femmes qui se retrouvent devant les tribunaux. Plus particulièrement ? La difficulté de faire reconnaître la violence dont elles et leurs enfants sont victimes. La très grande majorité de ces décisions portent sur les modalités de garde à la suite d’une rupture conjugale. 

Appeler un chat, un chat

« Conflit parental », « disputes », ou encore « relation houleuse » : que de termes nuancés employés par les tribunaux de la famille pour désigner la violence conjugale ! En règle générale, ils associent les situations de violence à un conflit entre les parties, et ce, sans prendre en considération le contrôle exercé par le conjoint violent. 

« Utiliser des termes plus nuancés ou alternatifs ne permet pas de favoriser une reconnaissance effective des enjeux de violence et de ses conséquences. La violence devient associée à un conflit. Elle impose, en quelque sorte, une solidarité entre ex-conjoints. » (Dominique Bernier et Catherine Gagnon, chercheuses en sciences juridiques)

La violence alléguée est souvent « nuancée, excusée ou contextualisée » : elle est tantôt associée à une erreur de parcours, tantôt expliquée par des circonstances particulières (ex. : consommation abusive d’alcool, combinaison toxique des personnalités, etc.). Résultat ? La violence devient un élément à traiter parmi tant d’autres, sans se voir attribuer le premier rôle dans la saga judiciaire.  

Conjoint violent, père aimant… vraiment ?

Négocier les modalités de garde à la suite d’une séparation : plus facile à dire qu’à faire pour les victimes ! Même en présence évidente de violence conjugale, le concept juridique du « meilleur intérêt de l’enfant » teinte presque toutes les décisions en matière de garde et de droits d’accès. 

Celles qui veulent obtenir la garde exclusive se heurtent à plusieurs obstacles. Par exemple, les tribunaux considèrent rarement la violence dont les enfants sont témoins dans leurs décisions. Autrement dit, être témoin de violence conjugale, sans en être directement victime, ne nuirait pas à l’intérêt de l’enfant ! Pour obtenir la garde exclusive, les mères doivent non seulement prouver la violence exercée à leur endroit, mais aussi ses impacts négatifs sur les enfants.    

« Même si le Tribunal est convaincu que Monsieur est contrôlant et a fait preuve de violence physique et verbale à quelques reprises par le passé, une conduite inacceptable, nous estimons qu’il ne s’agit pas d’un motif qui affecte présentement son aptitude à obtenir la garde provisoire. » (Extrait d’une décision judiciaire)

Les tribunaux privilégient généralement le maintien des contacts entre l’enfant et ses deux parents. La garde partagée est envisagée comme une manière de ne pas envenimer la situation et « d’offrir à l’enfant une figure parentale issue des deux sexes ». Dans la majorité des cas, ils accordent la garde partagée ou la garde à la mère avec droits d’accès non supervisés pour le père.  

Tableau 1. Modalités de garde et de droits d’accès convenus par les tribunaux de la famille en présence d’allégations de violence conjugale (sur 205 décisions)

Entre l’arbre et l’écorce

Un autre critère déterminant dans l’octroi de la garde ? La capacité parentale, c’est-à-dire l’aptitude à répondre aux besoins de l’enfant, la disponibilité du parent et sa volonté d’encourager les contacts avec l’autre parent. C’est là où le bât blesse : le tribunal peut considérer une mère comme non collaborative si elle souhaite limiter les contacts entre ses enfants et l’ex-conjoint violent. Pire encore, selon les auteurs : on peut faussement l’accuser d’aliénation parentale. Par exemple, une mère qui exprime une inquiétude légitime par rapport au bien-être de ses enfants peut être soupçonnée de s’allier avec eux pour exclure leur père. 

Les mères font donc face à un dilemme de taille : d’un côté, elles donnent l’impression de ne pas collaborer si elles ne favorisent pas les contacts de l’enfant avec son père. De l’autre, si elles acceptent que l’enfant passe du temps avec lui, le tribunal conclut que l’ex-conjoint est un bon parent. 

À l’inverse, peu de décisions concluent que la violence perpétrée par le père affecte sa capacité parentale. Dans cette logique, rien n’empêche un conjoint violent d’être un bon père de famille, puisque son comportement violent est limité à certaines sphères de sa vie. 

« Bref, même si Monsieur ne semble pas être un employé exemplaire, qu’il a été un mari brusque et un gendre plutôt médiocre, et parfois, porté sur les excès, il apparaît, aux yeux du Tribunal, être tout de même un bon parent. » (Extrait d’une décision judiciaire)

Le tribunal unifié de la famille : une solution ?

Que ce soit en raison des mots choisis pour en parler ou de la manière de l’évaluer, les stéréotypes en lien avec la violence conjugale sont coriaces. La violence est souvent banalisée, voire reléguée au second plan par les tribunaux, ce qui complexifie le processus judiciaire. 

En 2021, la Loi sur le divorce a connu d’importants changements pour mieux répondre aux besoins des victimes de violence conjugale. Dorénavant, les juges doivent considérer la présence de la violence dans leurs évaluations en matière de garde d’enfants, plutôt que de promouvoir la garde partagée. Le hic : la Loi sur le divorce ne touche que les couples mariés, ce qui laisse en plan les couples en union libre

Un autre écueil important : à l’heure actuelle, les dossiers peuvent être traités par la Cour supérieure (divorce, garde d’enfant, etc.) ou la Cour du Québec (adoption, protection de la jeunesse, etc.). Pour que toutes les questions relatives à une situation familiale soient sous le couvert d’une même instance, plusieurs provinces canadiennes ont mis en place un tribunal unifié de la famille (TUF)[1]. En plus de réunir toutes les questions familiales sous un « guichet unique », cette initiative donnerait accès à des juges spécialisés en droit familial et en violence conjugale. En décembre 2020, un comité d’experts a déposé un rapport comprenant plusieurs recommandations, dont celle d’évaluer l’opportunité d’implanter les TUF au Québec. 


[1] Pour en savoir plus : https://plus.lapresse.ca/screens/e79f929d-8cd9-4cdf-9a9f-1eb4ebdeacdc__7C___0.html