À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’essai de Béatrice Decaluwe, Marie-Andrée Poirier et Gina Muckle, « L’adoption coutumière chez les Inuit du Nunavik : ses spécificités et conséquences sur le développement de l’enfant », publié en 2016, dans Enfances Familles Générations [En ligne] 

  • Faits saillants

  • Le « don d’enfant » est un enjeu clé de la coopération entre les communautés inuites.
  • Les enfants adoptés selon les pratiques traditionnelles inuites conservent leurs liens de parenté avec leur famille biologique et appartiennent donc à plusieurs lignées familiales.
  • Le Code Civil du Québec ne reconnaît pas la légalité de telles pratiques. Seule l’adoption plénière, rompant les liens avec la famille d’origine, est reconnue.

L’adoption, un traumatisme pour les enfants ? Pas nécessairement. Au Nunavik, le « don d’enfant » est une pratique courante, qui concerne un enfant sur trois de moins de 17 ans. L’adoption traditionnelle, dite « coutumière », est cependant très différente de celle que nous connaissons. Pour nous en rendre compte, les auteures nous proposent une excursion anthropologique en terre inuite, auprès des populations autochtones du Nord-Du-Québec.

Cet article, extrait du travail de thèse de Béatrice Decaluwe, se fonde sur une revue des travaux traitant de la question de l’adoption coutumière inuit. Il comprend également les résultats d’une enquête de terrain publiée en 2015, dirigée par Gina Muckle. Pour cette enquête, 231 enfants non-adoptés et 46 enfants adoptés, tous en « âge scolaire » (11 ans, en moyenne), ont été suivis au sein de plusieurs petites communautés du Nunavik, entre 2005 et 2010.

De l’orphelin au « don des esprits »

Assistance et protection de l’enfance – Le contexte québécois

Dans les sociétés occidentales, l’adoption est souvent perçue comme une façon d’apporter assistance aux enfants abandonnés, ou démunis. L’intérêt de l’enfant constitue généralement le seul motif raisonnable pour envisager de rompre la filiation d’origine et en établir une nouvelle.

Depuis les années 1970, le gouvernement provincial du Québec joue un rôle de plus en plus actif pour promouvoir le bien-être de l’enfant, le protéger des abus et de l’exploitation. La Charte des Droits et Libertés de l’enfant, ainsi que la Loi de la Protection de la Jeunesse autorisent le gouvernement à intervenir dans la vie privée des familles, pour s’assurer que les enfants évoluent dans un environnement favorable à leur développement. Ce type de mesure peut conduire au placement temporaire de l’enfant, mais également à son adoption par une autre famille.

« Don des esprits » et vitalité – Le contexte inuit

Dans le cas des sociétés inuites, l’adoption dite « coutumière » relève de traditions différentes. L’équilibre communautaire est une priorité. L’intérêt de l’enfant est considéré dans une dimension collective, prenant en compte à la fois l’intérêt de la famille, de la communauté et de la nation.

L’enfant est vu comme un « don des esprits », apportant vitalité et renouveau dans la communauté. Son passage d’une famille à une autre constitue un enjeu clé dans la régulation des populations inuites. L’adoption permet en effet un certain ajustement démographique, et vise à assurer un meilleur équilibre entre le nombre d’individus et les quantités de ressources matérielles disponibles, par exemple dans des familles déjà nombreuses. Elle favorise également l’élargissement des liens de coopération entre les familles.

Liens du sang ou liens du cœur?

L’importance des liens du sang

Les « liens du sang » ont une grande importance symbolique dans les sociétés occidentales. Ils représentent la transmission des valeurs et des caractéristiques familiales. On parle de « vrais » parents, de parents  « naturels » : l’adoption est reléguée au rang de second choix pour fonder une famille. Les parents adoptifs ressentent alors le besoin d’être considérés comme les « seuls » parents de l’enfant, afin de simuler le lien biologique. Ce sentiment est essentiel pour qu’ils s’investissent pleinement auprès de l’enfant adopté. Les liens qui unissent l’enfant à sa famille biologique sont complètement rompus à l’adoption, afin de les remplacer par de nouveaux. Il est d’ailleurs très rare que les deux familles se connaissent ou se contactent. Ce processus sera parfois objet de tabous au sein de la famille de substitution.

L’esprit communautaire

Chez les Inuits, cela fonctionne autrement. Les facteurs biologiques ont très peu d’importance pour déterminer le lien d’un individu à telle ou telle famille; le plus important est son sentiment d’appartenance.

L’enfant adopté crée de nouveaux liens avec sa famille d’accueil, sans pour autant perdre son identité d’origine : les deux se superposent. Il porte alors deux prénoms, donnés par chacune des familles, qui représentent son appartenance aux deux lignées. En général, les familles procédant à l’adoption se connaissent et, dans tous les cas, les décisions sont prises d’un commun accord; le « don » de l’enfant se fait toujours sur une base volontaire. L’absence de tabou sur le sujet, et la banalité d’un tel évènement rendent le dialogue plus facile. L’enfant est informé jeune des raisons de son adoption, souvent grâce à des jeux ou de petites mises en scène. Il peut également entrer en contact à tout moment avec sa famille biologique.

Qu’en dit la loi?

Les lois canadiennes qui régissent les questions autochtones mentionnent l’existence d’une forme d’adoption selon les règles coutumières. La jurisprudence canadienne tend également à reconnaître l’adoption coutumière comme un droit ancestral protégé. Cependant, le domaine de la protection de l’enfance, y compris l’adoption, relève des provinces. Bien que tolérée, l’adoption traditionnelle des peuples inuits n’est pas officiellement reconnue par le Code Civil québécois. Seule l’adoption dite « plénière » est légale, rendant impossible l’appartenance officielle à plusieurs lignées.

Et les enfants, dans tout ça ?

Une étude de terrain a été menée entre 2005 et 2010, auprès d’enfants inuits de la naissance à l’âge scolaire. L’objectif était de déterminer l’impact du statut d’adoption sur le développement de problèmes d’attention à l’âge scolaire (soit environ 11 ans). Les enfants adoptés grandissent souvent auprès de personnes plus âgées, moins éduquées et plus souvent bénéficiaires du bien-être social. Cependant, ils sont beaucoup moins exposés aux risques de violence domestique, de symptômes dépressifs et de consommation d’alcool que les enfants restés auprès de leur famille biologique. L’étude conclut que le fait d’être adopté ne peut expliquer seul les problèmes scolaires des enfants et que d’autres facteurs doivent être pris en compte.

Les chercheuses soulignent aussi l’influence du contexte de l’adoption « ouverte et déclarée ». Les contacts avec la famille biologique et la facilité à parler de la question favoriseraient le bon développement de l’enfant. À l’inverse, d’après la littérature citée par les chercheuses, les enfants adoptés à l’international, qui se sentiraient plus facilement stigmatisés ou différents des autres, peuvent présenter plus souvent des problèmes de comportement.

Aucune étude, à l’heure actuelle, ne s’est intéressée à la perception des enfants inuits adoptés selon les pratiques coutumières. Une meilleure compréhension de cette expérience, de leur point de vue, permettrait de dresser un portrait plus large de leur situation, tant en termes de développement que de bien-être. Leurs témoignages pourraient alors faire avancer les revendications des populations autochtones en matière de reconnaissance de leurs pratiques culturelles et de leurs droits.