À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’article de Marilyne Brisebois « L’enseignement ménager au Québec : entre  »mystique » féminine et professionnalisation, 1930-1960 », publié en 2017 dans la revue Recherches féministes, volume 30, numéro 2, p. 17-37.

  • Faits saillants

  • Les années 1930-1960 sont propices à d’importants changements sur l’éducation des filles et des femmes, avec l’allongement des années de scolarité.
  • Au milieu du XXe siècle, les religieuses sont à la tête des écoles ménagères régionales, dont le rôle est de former de bonnes épouses et mères au foyer.
  • Préserver les valeurs religieuses ou promouvoir un emploi hors du foyer : durant la première moitié du XXe siècle, l’École ménagère provinciale est au cœur d’un conflit idéologique qui divise.

Au milieu du XXe siècle, la vision traditionnelle de l’instruction forme des hommes travailleurs et des femmes au foyer. Selon l’abbé Albert Tessier, inspecteur propagandiste des écoles ménagères, les filles apprennent à s’occuper de la famille et se « méritent » un bon mari. Contre vents et marées, les sœurs Éveline et Estelle LeBlanc, contestent cette vision. Rares sont les personnes qui se risquent publiquement à remettre en question les décisions de l’Église. Autrement dit, c’est une véritable révolution pour l’époque… qui peine à trouver sa juste place dans l’histoire véhiculée de nos jours. Aurait-on oublié ces voix dissidentes? Bien avant la Révolution tranquille, les carcans traditionalistes sont donc mis à mal par une polémique qui touche de plein fouet l’École ménagère provinciale.

Les archives du fonds du ministère de l’Éducation et de l’École ménagère provinciale permettent à la doctorante Marilyne Brisebois de révéler un aspect méconnu de l’enseignement professionnel des femmes, en porte-à-faux avec la formation de mères et d’épouses au milieu du XXe siècle. La chercheuse met en lumière la lutte des sœurs LeBlanc afin que le travail des femmes soit reconnu hors du foyer en interrogeant du même coup les valeurs familiales véhiculées par l’Église catholique.

La naissance des écoles ménagères

Les premières écoles ménagères se développement un peu partout au Québec, et toutes se trouvent sous l’égide de l’Église au début du XXe siècle. Toutes ou presque : l’École Ménagère Provinciale (EMP), fondée à Montréal en 1906, fait bande à part en maintenant son indépendance, et en offrant un cursus laïc. 

À l’initiative de l’abbé Tessier, c’est en 1937 que l’enseignement ménager devient obligatoire après la formation primaire, ce qui permet d’allonger la scolarité des filles. À partir de la septième année, elles peuvent s’inscrire à l’école moyenne familiale pendant deux ans, pour ensuite entrer dans les écoles ménagères régionales qui portent le nom d’instituts familiaux, et ce, pour trois ans. C’est finalement entre l’école de pédagogie familiale et l’EMP que se joue la dernière étape pour ces diplômées, à savoir l’obtention du précieux baccalauréat. Pour la petite histoire : les anglophones ont d’ores et déjà une porte ouverte sur le milieu de l’emploi grâce aux formations universitaires, qui leurs sont accessibles[1], contrairement aux francophones.

Contester l’ordre établi 

Un litige sévit entre l’EMP et deux femmes : Estelle et Éveline LeBlanc. En jeu : les aspirations professionnelles de l’EMP. Estelle LeBlanc, est directrice de l’EMP entre 1946 et 1952 et Éveline LeBlanc, cheffe du Service de l’enseignement ménager du Département de l’Instruction publique (DIP) entre 1944 et 1948. Grâce à leur position importante – fait rare pour les femmes à l’époque – elles souhaitent faire reconnaître la valeur de la formation ménagère en dehors du foyer. Leur opposition à la vision traditionnelle des instances religieuses franco-catholiques devient un terreau fertile pour un conflit idéologique de grand calibre. D’un côté, les valeurs familiales associées à la préservation de la famille, préconisées par l’abbé Tessier, et de l’autre, la formation professionnelle et scientifique qu’elles encouragent. Nul besoin de préciser que leur lutte sera ardue…

L’EMP cherche à délivrer des diplômes reconnus dans le milieu de l’enseignement, auprès des ateliers de couture et dans les cuisines d’hôtel. Sans surprise, la rémunération du travail est au cœur de litige, dans un contexte où le dévouement religieux des femmes est intimement lié à leur identité de mères et d’épouses :

« La notion de « mystique » associée au foyer renvoie à l’idée que la vie domestique des femmes permet à la spiritualité féminine de s’épanouir, l’amour de Dieu s’exprimant à travers l’amour de la famille et le don de soi. »

– Abbé Tessier, 1940.

Dans cette société hautement traditionnaliste et religieuse, difficile de s’opposer au discours omniprésent contrôlé par l’Église. Les sœurs LeBlanc développent une collaboration entre leurs institutions afin de créer un programme de spécialisation professionnelle et technique en art culinaire et couture. Leur objectif? Rendre les finissantes aptes à se lancer dans le commerce, ce qui déplait fortement à l’abbé Tessier, lui qui souhaite mettre « avant tout l’accent sur la formation féminine, sur l’exaltation du rôle familial de la femme ». Son obstination envers les deux sœurs aura raison du statut d’Éveline LeBlanc qui perd son emploi à la Direction de l’Instruction publique en 1948.

Des diplômes non-reconnus au Québec, mais réputés ailleurs au Canada

Malgré ses efforts, Estelle LeBlanc ne réussit pas à annexer l’école à l’Université de Montréal en 1951 pour créer un programme en sciences domestiques équivalent à celui offert à l’Université McGill pour la communauté anglophone.

Paradoxalement, toutes les finissantes des instituts familiaux obtiennent le droit d’enseigner les matières ménagères au primaire dès 1952. Ce changement est possible grâce aux luttes menées par les religieuses qui souhaitent à leur tour développer des carrières dans l’enseignement ménager. Cette même année, Estelle LeBlanc démissionne de son poste de directrice à l’EMP. L’école se retrouve dans une position difficile, car les diplômées, quoique peu nombreuses, ne peuvent enseigner dans les écoles publiques du Québec. Ironiquement, leurs études sont reconnues dans les autres provinces canadiennes, ce qui n’est pas le cas des diplômées des instituts familiaux. L’EMP devient d’ailleurs l’École des sciences ménagères de Montréal en 1953, afin de se rapprocher des programmes offerts par les universités canadiennes et américaines en sciences domestiques. 

Précurseures des changements dans le monde de l’éducation

Même si, à priori, la lutte des sœurs LeBlanc n’a pas atteint les objectifs escomptés, leurs revendications sont précurseures des changements importants qui raisonnent dans les années 1950. Une réforme importante du système d’éducation mène d’ailleurs à l’adoption de la formation secondaire en 1956, mais toujours avec un enseignement spécifique pour les filles et les garçons. 

Marilyne Brisebois est d’avis que cette opposition entre l’abbé Tessier et les sœurs LeBlanc met en exergue le thème de l’éducation des filles. Est-il préférable de les préparer à un rôle social et familial ou faut-il plutôt leur ouvrir des perspectives sur le marché du travail? Peuvent-elles véritablement choisir? Les années semblent avoir mis cette importante histoire au rencard, alors qu’elle donne des pistes de réflexions sur les enjeux de la conciliation travail-famille, dans lequel les inégalités persistent pour les femmes.  

Estelle et Éveline LeBlanc ont pris la parole pour défendre une position contestée, au prix de leur propre carrières professionnelles et ont pavé la voie à l’émergence des changements de la Révolution tranquille. La remise en question des rôles occupés par les femmes suscite encore aujourd’hui de nombreuses réactions. À ce titre, force est de constater que les rôles genrés sont loin d’avoir disparu du débat public, et ce, malgré l’émergence plus récente des politiques sociales, domaine dans lequel le Québec apparait souvent comme précurseur.



[1] Les femmes peuvent assister à des cours à l’Université McGill dès 1884 grâce à l’apport de Donald A Smith (Lord Strathcona).