En 2017, 31 % des jeunes femmes inuit du Nunavik, âgées de 16 à 20 ans, avaient déjà vécu une première grossesse. Ce taux amène les partenaires inuit des instances de santé du Nunavik à s’intéresser à ce nombre élevé de grossesses précoces. Si plusieurs études occidentales pointent l’importance de bien comprendre l’attitude des femmes par rapport à la grossesse, notamment leur ambivalence face à celle-ci, le point de vue des femmes inuit n’a encore jamais été exploré. Dans quelle mesure cette attitude ambivalente est-elle présente chez ces dernières? Des spécificités culturelles pourraient-elles l’influencer et, si oui, lesquelles? Quel rôle joue la famille, la communauté?
Une équipe de recherche recueille pour la première fois l’opinion des jeunes femmes du Nunavik sur le sujet. L’équipe questionne 15 femmes inuit âgées de 16 à 20 ans. Parmi celles-ci, dix participantes sont enceintes et cinq ont donné naissance dans l’année précédant l’étude. L’objectif? Explorer les facteurs sociaux et culturels susceptibles d’influencer leur attitude par rapport à la grossesse afin de mieux comprendre le taux élevé de grossesses précoces dans ces communautés. Chaque étape de l’étude a été conduite en collaboration avec deux jeunes femmes inuit qui sont également co-autrices de l’article.
Ambivalence quand tu nous tiens!
Pourquoi s’intéresser à l’attitude des jeunes femmes inuit par rapport à leur grossesse? Quel est son impact? Selon la théorie du comportement planifié d’Ajzen sur laquelle s’appuie en partie l’étude, l’attitude agit sur nos intentions et influence nos actions. Ainsi, appliquée très simplement, une femme qui ne désire pas avoir d’enfant aura pour objectif de ne pas tomber enceinte. Elle choisira d’adopter des comportements pour éviter que cela ne se produise, comme utiliser une méthode contraceptive.
Ce n’est cependant pas toujours si facile de se positionner. On peut parfois ressentir des émotions contradictoires et avoir des pensées à la fois positives et négatives à l’égard d’un sujet. Osciller ainsi entre le oui et le non, sans pouvoir choisir, porte un nom : l’ambivalence. Lorsque l’on nage dans l’ambivalence, nos intentions ne sont pas claires, nos buts non plus. Ne sachant pas ce qu’on désire réellement, adopter un comportement ou le maintenir peut s’avérer compliqué.
Qu’en est-il des jeunes femmes participant à l’étude? En fonction de leurs réponses, l’équipe a attribué à chacune d’elles l’une des quatre attitudes suivantes par rapport à la grossesse : favorable, défavorable, ambivalente ou indifférente.
« Tuktaarqajaimajuq », être indécise
Si l’ambivalence est difficile à définir, en inuktitut, elle peut se traduire par tuktaarqajaimajuq, qui signifie « être indécise » ou par ippiningi amisuulitsimajui, qui veut dire « avoir plusieurs émotions ». La grande majorité des jeunes femmes de l’étude présente une attitude ambivalente face à la grossesse. Leur incertitude s’est manifestée par diverses émotions dès qu’elles ont appris qu’elles étaient enceintes.
« Heureuse, triste, frustrée, déprimée… et excitée, c’est une fille! » [Traduction libre] (Anna, 20 ans)
Pour ces jeunes femmes qui perçoivent à la fois les avantages et les désavantages de la grossesse et de la maternité, qu’est-ce qui représente un plus? Qu’est-ce qui représente un moins? Parmi les points négatifs, elles identifient la perte de liberté et de temps pour les loisirs, l’impression de ne pas se sentir prêtes et de ne plus pouvoir travailler ou étudier.
« Je voulais continuer mon travail et ma musculation et mon entraînement, des choses comme ça. […] et continuer l’école, mais… » [Traduction libre] (Eva, 18 ans)
En revanche, elles perçoivent l’augmentation du soutien social comme un grand avantage. Elles affirment également que le fait d’être enceinte les a amenées à adopter de meilleures habitudes de vie. Certaines sont parvenues à se tenir loin de l’alcool et des gens qui en étaient dépendants. D’autres mentionnent que la grossesse a eu un effet positif sur leur santé mentale en diminuant leurs pensées suicidaires.
« Avant d’avoir le bébé, j’étais… suicidaire… et un soir, j’ai pensé “Je suis enceinte, je ne ferais jamais ça”. » [Traduction libre] (Ida, 17 ans)
L’opinion des proches, ça compte!
Bien que la grande annonce entraîne d’abord surprise et bouleversement chez la moitié des futurs parents, joie et bonheur parviennent rapidement à prendre le relais. Les mères des parents en devenir et autres membres de la famille se proposent pour faire du gardiennage, acheter des vêtements pour la mère et l’enfant, donner de l’argent, de la nourriture, des couches, etc.
Pour certaines participantes, la grossesse a marqué un changement dans la relation qu’elles entretenaient avec leur mère. Cette dernière, plus attentionnée, leur parle davantage, leur prodigue des conseils.
« Comme… ma mère me parle plus qu’avant, les gens aussi me disent de manger plus. » [Traduction libre] (Ida, 17 ans)
Bien qu’elles n’aient jamais ressenti de pression, quelques participantes mentionnent avoir perçu que certaines personnes de leur entourage, principalement leur mère, avaient hâte qu’elles tombent enceintes. L’influence des Aîné·e·s se révèle aussi très importante. Les témoignages révèlent que ces personnes très respectées de la communauté supportent et encouragent la grossesse sans égard à l’âge. Une jeune femme rapporte les propos d’une Aînée, sa grand-mère :
« [un enfant c’est] un cadeau de Dieu, laisse aller les choses, accepte que ça se passe de cette façon. » [Traduction libre] (Roni, 16 ans)
Contraception : contradictions et… confusion!
Les participantes reçoivent des messages contradictoires de leurs proches en lien avec la contraception. Résultat? Beaucoup de confusion.
« Elle ne voulait pas qu’on tombe enceinte trop tôt. Et […] elle ne voulait pas que j’utilise une méthode de contraception… » [Traduction libre] (Betty, 19 ans)
Lorsque l’on demande à cette jeune femme comment répondre à ces deux attentes en même temps, elle répond qu’elle ne sait pas. Une majorité des participantes affirme ne jamais avoir obtenu d’information sur la contraception de la part des membres de sa famille. Mères et filles ne discutent pas fréquemment des façons d’éviter une grossesse ou de comment avoir accès à de la contraception. Bien que des moyens contraceptifs soient disponibles et promus par les cliniques locales de santé, leur utilisation ne fait pas encore partie des habitudes.
Et le partenaire? Il joue un rôle important lorsqu’il est question du port du préservatif. Pour un peu plus du quart des jeunes femmes, c’est lui qui décide quand le porter. Plus de la moitié des participantes dont l’attitude est ambivalente se disent incapables d’expliquer les raisons qui motivent ce dernier à utiliser ou non un préservatif. D’autres confient avoir arrêté de l’utiliser parce qu’elles se considéraient dans une relation sérieuse.
Chercher plus pour comprendre mieux
Tout de même conscientes des défis qui les attendent, les jeunes femmes de l’étude perçoivent plus d’avantages que de désavantages à leur grossesse. La culture inuit du Nunavik valorise la maternité et envoie un message plutôt positif par rapport à la grossesse. Ce regard favorable amène les jeunes femmes à y percevoir des gains importants : du soutien et une plus grande présence de leurs proches.
Le peu de recherche sur le sujet témoigne du manque d’information disponible. Dans un tel contexte, poursuivre l’étude des différentes attitudes par rapport à la grossesse au sein des communautés du Nunavik pourrait fournir d’autres éléments de réponse. Puisque l’ambivalence est un concept occidental, l’équipe de recherche nomme la possibilité que cette attitude se vive différemment au sein de la population inuit. Une meilleure compréhension de l’expérience de l’ambivalence dans ces communautés permettrait d’offrir, aux jeunes femmes enceintes et aux jeunes mères, des soins et des programmes de santé sexuelle mieux adaptés à leur culture.
La présente étude a été réalisée auprès de jeunes femmes uniquement. Mais s’il n’en tenait pas qu’aux filles? Afin de réduire la pression qui pèse sur elles lorsqu’il est question de reproduction et de contraception, pourquoi ne pas inclure les garçons et les jeunes hommes dans les futures études et discussions?