Entre remaniement des rôles familiaux, nouvelles attentes sociétales et difficultés d’insertion professionnelle, la paternité en contexte migratoire est un véritable défi. Pour de nombreux pères immigrants, l’arrivée au Québec bouleverse leur identité masculine, mais aussi, paternelle, les amenant à repenser leur place au sein du foyer. Si la masculinité est une facette de l’identité fortement influencée par la perception des rôles joués au sein du milieu de vie, quel est l’impact de la migration sur celle-ci? Et comment influence-t-elle la conception de la paternité des pères immigrant au Québec? Quelles tensions émergent et quelles adaptations en découlent?
Pour mieux comprendre cette réalité, une équipe de recherche de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue et de l’Université Laval a mené une étude approfondie, sur les expériences de 39 pères d’origine subsaharienne, maghrébine, asiatique, européenne et latino-américaine établis au Québec depuis moins de dix ans. À travers des entretiens, un constat se dégage : une fois dans le pays d’accueil, la paternité ne se vit pas de la même manière que dans le pays d’origine. Les pères doivent composer avec de nouveaux défis, des normes différentes de celles connues jusqu’alors et une vie familiale en constante évolution.

Un modèle paternel en mutation : être père c’est aussi créer des liens
La masculinité, comment la définir? En fait, elle est plurielle! Elle s’exprime par des attitudes, des gestes, des idées ou des comportements généralement associés aux hommes, dont les manifestations peuvent varier d’une communauté à l’autre. En effet, l’identité de genre d’une personne est façonnée par le prisme de son expérience intérieure et personnelle, des attentes sociales et des normes culturelles. Changer de milieu vient donc bouleverser cette conception que peuvent avoir les hommes immigrants de leur masculinité. Toutefois, peu importe le pays d’origine, tous les hommes participant à l’étude semblent attribuer une importance centrale au rôle de père dans l’expression de leur masculinité. Pour plusieurs, être un homme c’est avant tout être un bon père, capable de subvenir aux besoins de ses enfants et de garantir leur bien-être. Et être père signifie avant tout être pourvoyeur, garantissant la stabilité matérielle du foyer.
« Être père, c’est assumer vraiment ses responsabilités en répondant vraiment aux devoirs et besoins des enfants » – Père d’origine africaine 1
Dans leur pays d’origine, ces hommes avaient souvent une vision de leur rôle parental très liée à leur masculinité. Toutefois, au Québec, les normes du pays d’accueil bouleversent leurs repères. Avec l’expérience nouvelle d’un modèle parental plus égalitaire, où la mère participe activement à l’économie du foyer, les pères sont amenés à mettre au second plan leur rôle de pourvoyeur. Face à ces changements, ils doivent dorénavant redéfinir la manière d’affirmer leur masculinité à travers une nouvelle conception de ce que signifie être un bon père. Les réalités et exigences de la société d’accueil les amènent à ajuster leur conception de la paternité. Ainsi, plutôt que de se définir uniquement par leur capacité à subvenir aux besoins matériels de leur famille, ils orientent désormais leur rôle vers le développement d’un lien affectif. L’engagement dans la vie quotidienne des enfants devient alors une nouvelle manière d’affirmer leur masculinité par le biais d’une paternité repensée. Prendre soin, éduquer, participer aux activités scolaires et aux loisirs deviennent des marqueurs d’une paternité épanouie.
Ainsi, cette transition est marquée par une implication accrue dans l’éducation et le bien-être émotionnel des enfants. Elle permet aux pères de maintenir une forme de continuité dans leur identité masculine exprimée par la paternité, tout en s’adaptant à leur nouvelle réalité.
« Je crois qu’un père peut assumer tous les rôles : d’un père et d’une mère, des deux parents, comme une mère peut assumer les deux rôles donc là-dedans je ne suis pas… je n’ai pas de rôle défini » – Père d’origine européenne 4
Certains en profitent pour remanier leur définition de ce que c’est qu’être père et pour s’épanouir à travers un rapport plus relationnel avec leurs enfants. Ils en retirent une grande satisfaction et perçoivent le tout comme une expérience positive.
« J’ai passé beaucoup plus de temps avec mes enfants ici que quand j’étais au pays; j’ai découvert beaucoup de choses. Et puis, le côté positif, ça me plait en tout cas, je vois ça très fun, plus gai. Quand j’étais au pays-là, je sais que je n’allais pas avoir ces moments, la quantité de temps que j’ai passés avec eux. » – Père d’origine africaine 10
Ces témoignages illustrent à quel point l’environnement joue un rôle majeur dans la manière dont la paternité est perçue et pratiquée.
Se réinventer en tant que père, au-delà du salaire
Le défi majeur pour de nombreux pères immigrants, notamment ceux issus de pays non occidentaux? L’accès au marché du travail! Lorsqu’ils peinent à trouver un emploi stable, leur identité masculine et paternelle est directement affectée, car ils ne peuvent plus incarner le traditionnel rôle de pourvoyeur. Certains ressentent une perte de légitimité au sein de la famille. Sentiment qui peut par ailleurs être accentué par le fait que leur conjointe, quelques fois plus rapide à s’intégrer professionnellement, prend en charge une partie plus importante des responsabilités financières.
Cette conception traditionnelle du rôle de père, mais également celle des normes familiales et de genre, est remise en question. Les pères voient donc plusieurs de leurs repères identitaires perdre de l’importance. Ce faisant, certains se retrouvent dans une réalité amenant un sentiment d‘instabilité qui peut être difficile à vivre. Dans ce contexte, deux attitudes sont possibles : interpréter cette remise en question comme une perte de pouvoir au sein de la famille, ou y voir l’occasion de repenser leur place. Afin de satisfaire leur rôle de père, plusieurs s’impliquent donc davantage dans l’éducation des enfants et dans la gestion du quotidien domestique. Mais ce changement n’est pas toujours évident : ils sont plusieurs à trouver difficile la conciliation entre ce qu’ils ont appris et leurs nouvelles réalités.
« […] Ce n’est vraiment pas quelque chose de facile en fait. Parce qu’on se… on a un peu l’impression de perdre son pouvoir de père… » – Père d’origine africaine 8
De ce fait, s’adapter, pour certains, est concevable; pour d’autres, le palier à atteindre est considérable.
Une paternité en transition, entre adaptation et affirmation
L’expérience de la paternité en contexte migratoire au Québec révèle une transformation profonde des rôles parentaux et des identités masculines. Si certains pères vivent cette transition comme une perte de repères, d’autres y voient une occasion de redéfinir leur rôle et de renforcer leur relation avec leurs enfants. Loin d’être un simple ajustement, elle témoigne d’une recomposition identitaire complexe, où se mêlent attachement aux modèles traditionnels et intégration des nouvelles normes du pays d’accueil. Comprendre ces dynamiques est essentiel pour mieux accompagner les familles immigrantes dans leur processus d’adaptation et favoriser une paternité épanouie.
Pour trouver un soutien, les pères immigrants peuvent se tourner vers plusieurs organismes qui viennent en aide aux familles. Par exemple, le Regroupement pour la valorisation de la paternité (RVP) propose un répertoire de ressources à l’attention des pères dans les différentes régions du Québec. Le RVP met également de l’avant le Programme d’Adaptation des Pratiques aux réalités Paternelles (PAPPa) qui propose des ateliers et des formations aux organisations afin de sensibiliser les intervenant·e·s et gestionnaires aux réalités et aux besoins des pères immigrants.