À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation scientifique est tiré de l’article de Maria Eugenia Longo, Claire Bidart, Jérémy Alfonsi, Marjolaine Noël et Thierry Berthet, « Le rapport au travail : mise en lumière de l’agentivité des jeunes en situation de vulnérabilité au Québec et en France », publié en 2020 dans la revue Jeunes et Société, vol. 5, no 2, p. 33-58.

  • Faits saillants

  • Pour les jeunes participant à l’étude, la vulnérabilité se définit, en autres, par le sentiment de ne pas avoir suffisamment de contrôle sur sa trajectoire, de dépendre du système public, de la famille, et de ne pas pouvoir faire ses propres choix.
  • Pour les jeunes interrogé·e·s, qu’ils ou elles soient en emploi ou non, travailler représente quelque chose d’important, et permet de « donner un sens à leur vie ».
  • Les jeunes de l’étude perçoivent négativement le fait de ne pas avoir d’emploi ou de recourir à une forme d’aide au revenu (comme l’aide sociale). Ceci peut les amener à ressentir de la honte.
  • Lorsque l’on demande aux jeunes interrogé·e·s ce qui les poussent à travailler, l’aspect financier prédomine. En effet, le revenu perçu leur permet de répondre à leurs besoins de base, mais leur donne aussi une forme de sécurité et une autonomie par rapport à leur famille et à l’État.
  • L’argent n’est pas la seule motivation au travail rapportée par les jeunes de l’étude. La possibilité de s’épanouir, de tisser des liens et des relations, et de participer au bon fonctionnement de la société sont aussi perçus comme des bénéfices à l’activation professionnelle.

« Quand on veut on peut! » Cette expression rend bien compte d’une tendance à confondre les mots « volonté » et « capacité ». Lourde de conséquences pour les personnes en situation de vulnérabilité, cette association hâtive laisse planer l’idée qu’il suffit d’être motivé·e et de se prendre en main pour réussir. Une vision qui alimente la croyance selon laquelle les personnes fragilisées seraient responsables de leurs difficultés. Parmi ces personnes, figurent certains jeunes éloigné·e·s du marché du travail qui présentent plusieurs facteurs de vulnérabilité. Leur difficulté à être ou à demeurer en emploi est encore trop souvent associée à un manque de détermination, à une paresse ou à un désir de « profiter » des programmes d’aide au revenu. Pendant ce temps, leur réel engagement dans les programmes qui leur sont proposés, leur persistance et leur véritable désir de travailler continuent de passer inaperçus. La réalité des jeunes en situation de vulnérabilité traduit une existence beaucoup plus complexe. Coincé·e·s entre les exigences d’un marché, leurs propres limites et celles qu’on leur attribue, ils et elles se trouvent trop souvent désavantagé·e·s, face à peu d’options ou à des choix d’emplois peu intéressants. Mais cela ne les empêche pas de persister et de continuer à s’investir. Qu’est-ce qui les motive donc à vouloir travailler et quelle est leur perception du marché de l’emploi? Plus encore, quelle est leur marge de manœuvre, et qu’en est-il de leur véritable pouvoir d’agir?

Maria Eugenia Longo et Marjolaine Noël, chercheuses à l’Institut national de la recherche scientifique, ainsi que leurs collègues du Centre national de la recherche scientifique et du Centre d’études et de recherches sur les qualifications s’intéressent à la relation que les jeunes en situation de vulnérabilité entretiennent avec le travail. Les résultats présentés dans l’article sont tirés du premier volet d’un projet de recherche qui vise à mieux comprendre les circonstances dans lesquelles ces jeunes se forment une opinion à propos du travail. La sélection des participant·e·s s’est opérée sur la base de caractéristiques associées à un plus grand risque de vulnérabilité dans le monde de l’emploi au Québec et en France. Les données présentées ici sont celles qui concernent les jeunes Québécois·e·s.

La vulnérabilité, des manques qui s’accumulent

Qu’il soit question d’iniquité, d’injustice ou d’inégalité, nous sommes face aux deux mêmes constats : toutes les personnes ne sont pas exposées aux mêmes chances depuis leur naissance. Également, toutes ne disposent pas des mêmes moyens pour affronter les difficultés que la vie amène. Si la vulnérabilité est une notion utilisée pour décrire la situation des personnes qui sont confrontées à plusieurs difficultés, inégalités et désavantages, l’une de ses particularités est qu’elle se construit à travers le temps, lorsque les manques de certaines ressources (économiques, relationnelles, psychologiques ou sociales) s’additionnent. Cette accumulation a plusieurs conséquences : les personnes se retrouvent avec moins d’outils pour approcher les différentes situations, ce qui les laisse avec un nombre d’options moins élevé et un pouvoir d’action plus limitée. C’est en effet ce que les jeunes interrogé·e·s disent expérimenter. À leur tour, ils et elles incluent dans leur définition de la vulnérabilité le sentiment de ne pas avoir suffisamment de contrôle sur leur trajectoire, de dépendre du système public et d’être « incapables de faire leurs propres choix ».

Vivre sans travailler, « ce n’est pas une vie »

Qu’ils ou elles soient en emploi ou non, les jeunes de l’étude s’entendent sur un point : il est important de travailler! Bien que le travail soit parfois synonyme d’obligation – il faut travailler pour gagner sa vie –, il est perçu par les jeunes comme un moyen de s’occuper et de « donner un sens à leur vie ». Pour ces jeunes, le travail est aussi associé à la normalité : pour être comme les autres et pour emprunter « le bon chemin », il faut avoir un emploi.

Les jeunes vivent mal le fait de ne pas travailler. Leur inactivité, lorsqu’elle caractérise leur situation, est associée à plusieurs conséquences négatives : ennui, découragement, isolement, impression de perdre son temps, que sa vie est sur pause, etc. Lorsqu’il est vécu de cette façon, le fait d’être sans emploi peut agir comme déclencheur ou renforçateur de leurs difficultés. Sans compter que plusieurs, parmi ceux et celles qui ont recours à un soutien financier comme l’aide sociale, semblent vivre une forme de gêne. D’abord parce que cette mesure est perçue comme de « l’argent facile » par certain·e·s jeunes qui préfèreraient ressentir la fierté de l’argent gagné par le travail.

« Attendre 30 jours après de l’argent, tu es bien mieux d’avoir des paies et de travailler. Au moins tu es fière de ce que tu rapportes. […] »

– Jenny, 27 ans

Mais aussi parce que les sommes qui leur sont octroyées par le biais de ce programme ne sont pas suffisantes pour leur permettre d’être financièrement autonome.

« Sur l’aide sociale, tu ne vis pas, tu survis. »

– Béatrice, 21 ans

Les jeunes se retrouvent alors dans une situation bien singulière. Ils et elles perçoivent l’aide sociale de façon négative, mais n’ont pas le choix d’y recourir pour survivre. Cela a des conséquences sur leur estime. Ces jeunes vivent de la honte. Certain·e·s vont jusqu’à se dénigrer.

« Mais là, je me trouvais sans travail, sans tout, sans choses. […] Vraiment, j’avais honte. »

– Sofia, 27 ans

Pour ces jeunes qui sont fragilisé·e·s, l’emploi représente un point d’ancrage, une base de départ, une fondation sur laquelle construire le reste.

« Ça stabilise les autres sphères de ma vie, dans le fond. »

– Alexane, 19 ans

Cet aspect est très déterminant pour les jeunes qui ont récemment immigré. Sans réseau et sans droit d’accès aux services d’aide au revenu, ils et elles sont face à une seule option : se trouver un emploi. Dans ce contexte, travailler devient rapidement une nécessité.

Travailler pour être autonome… enfin

Les raisons qui motivent les jeunes à travailler sont nombreuses. La première? L’aspect monétaire. Les jeunes veulent d’abord travailler pour subvenir à leurs besoins : se nourrir, se loger, s’habiller. Les revenus perçus permettent aux jeunes de développer leur autonomie. Grâce à leur travail rémunéré, ils et elles développent une certaine indépendance par rapport à leur famille et aux aides gouvernementales. À plus long terme, un revenu stable et durable leur permet une certaine sécurité. À son tour, cette sécurité augmente leur pouvoir d’agir, les rendant ainsi moins vulnérables. Mais un autre facteur important, moins tangible, est relié à l’aspect financier : la qualification sociale. Les revenus gagnés permettent aux jeunes de se procurer des biens matériels et de recevoir la reconnaissance sociale associée au fait d’avoir les moyens de posséder des choses, comme certains vêtements.

L’aspect financier occupe bien sûr une place centrale, mais d’autres raisons amènent les jeunes à vouloir travailler. Lesquelles? Pour certain·e·s c’est le besoin d’accomplissement, trouvant dans le travail un lieu stimulant où ils et elles peuvent s’épanouir et se dépasser.

« Mais ma vision plus positive c’est tout le développement de soi relié au travail et l’apprentissage que tu peux faire, et la stimulation. »

– Noémie, 24 ans

Pour d’autres, être en emploi est une façon de participer au bon fonctionnement de la société. Certain·e·s jeunes se sentent redevables des aides reçues. Travailler devient alors un moyen de redonner activement. Pour d’autres encore, travailler est une façon de briser l’isolement, une opportunité de créer et d’entretenir des relations.

Quand opportunité ne rime pas nécessairement avec accessibilité

Comment les jeunes perçoivent le marché du travail? Pour plusieurs, il est décrit comme globalement accessible et offrant plusieurs opportunités. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il l’est pour eux et elles ou que les emplois qui sont à leur portée les intéressent vraiment. Les jeunes sont d’abord confronté·e·s aux demandes du milieu, par exemple, celle d’avoir un diplôme ou de devoir suivre une certaine formation. Ils et elles sont également confronté·e·s à leurs propres limites : ne pas avoir de diplôme, se retrouver devant des démarches trop complexes ou ne pas avoir suffisamment d’expérience.

« C’est trop compliqué. Genre, il faut que tu aies un beau CV, il faut que tu aies une lettre de présentation […] »

– Jacob, 21 ans

Puis ils et elles font leur entrée sur ce marché tout en bas de l’échelle. Un écart se creuse parfois entre l’emploi désiré et les véritables options. Certain·e·s jeunes ont l’impression que les emplois qui leur sont réservés sont ceux qui offre peu de protection et un salaire faible.

« […] tsé des jobs que tu trouves au salaire minimum […]. Fais en le plus que tu veux, on va te drainer toute ton énergie et mettons que tu n’en aies plus on va te remplacer par quelqu’un d’autre. »

– Laurie, 24 ans

D’autres doivent également composer avec différentes formes de discrimination, ce qui est le cas des jeunes autochtones et des jeunes immigrant·e·s. Ces jeunes peuvent être exclu·e·s d’un emploi simplement à cause de leur accent, de leur langue maternelle ou parce que leur nom a une consonance différente de la majorité.

« C’est pour ça que je dis que les autochtones c’est difficile de trouver une job, on arrive de nulle part, on arrive sans CV, on arrive avec zéro expérience. »

– Aaron, 25 ans

À l’intersection d’exigences extérieures et de difficultés individuelles

Ces jeunes semblent bien conscient·e·s que le travail représente la porte de sortie de leur situation de vulnérabilité. Mais il existe bel et bien une incohérence entre les messages publics qui leur sont adressés, les poussant à s’activer vers l’école ou vers l’emploi, et les choix réels qui leur sont offerts. En effet, à l’intersection des exigences du marché de l’emploi, des obstacles sociétaux et des difficultés individuelles se construisent des frontières qui limitent leurs possibilités, leurs choix et leur pouvoir d’agir. Malgré les nombreuses difficultés rencontrées, plusieurs continuent de persévérer et de s’investir dans leur parcours vers l’emploi manœuvrant à l’intérieur des contraintes qui se présentent à eux et elles. Comprendre où ils et elles se situent sur le marché du travail, se projeter dans un emploi, adapter leur stratégie d’insertion professionnelle, tout en continuant d’acquérir et de développer des moyens pour y parvenir, sont des manifestations concrètes de leur véritable capacité d’agir.