À propos de l'étude

Ce texte de vulgarisation résume l’article de Hilah Silvera, Ivan Sarmiento, Juan-Pablo Pimentel, Richard Budgell, Anne Cockcroft, Zoua M. Vang et Neil Andersson, « Childbirth evacuation among rural and remote Indigenous communities in Canada: A scoping review », publié en 2021 en ligne pour la revue Women and Birth.

  • Faits saillants

  • Derrière une façade prosanté, la pratique de l’évacuation des femmes autochtones de leur communauté pour leur accouchement cache des visées colonialistes.
  • Accoucher seule et loin de leur famille entraîne un stress profond pour les mères autochtones, et les expose à de mauvais traitements, de l’isolement et du racisme.
  • En raison des évacuations des femmes autochtones pour leur accouchement, leurs communautés se voient coupées de leurs pratiques traditionnelles et ne peuvent célébrer les naissances à leur façon.

Enceinte et forcée de s’exiler de quelques semaines à plusieurs mois, seule, loin de sa famille pour aller accoucher dans une ville inconnue. Inimaginable ? C’est pourtant monnaie courante pour de nombreuses femmes autochtones résidant en région éloignée. Les conséquences sont dramatiques pour elles, mais aussi pour leur famille et l’ensemble de leur communauté.

Un groupe de chercheurs de l’Université McGill[1] mène une revue de la littérature à propos de la pratique de l’évacuation des femmes autochtones en région éloignée pour leur accouchement. En passant au peigne fin les écrits à ce sujet, l’équipe conserve 61 études publiées entre 1978 et 2019 concernant des communautés des Premières nations, des Métis et des Inuits, dont les Inuits du Nunavik. Leur but : retracer et synthétiser l’ensemble des connaissances afin que cette pratique maintes fois critiquée soit réévaluée. 

Un arbre qui cache une forêt de mauvaises intentions ?

« C’est loin », « c’est dangereux » et « c’est la procédure » : tels sont les arguments avancés par Santé Canada pour justifier les évacuations des femmes autochtones pour leur accouchement. Puisqu’elles résident dans des communautés éloignées, la pratique semble aller de soi : qu’arriverait-il en cas de complications pour la mère ou l’enfant en région si isolée ?

Écran de fumée ? Pour les chercheurs, les récits de coercition par la peur laissent à penser que les intentions des autorités de santé ne sont pas si nobles. La suspicion demeure quant aux motifs derrière cet entêtement à sortir les femmes de leur communauté. 

Refusant de voir les évacuations comme une simple procédure standard, certains y voient plutôt l’œuvre d’un gouvernement qui cherche à « civiliser » ces populations autochtones. Comment ? En dénigrant les accouchements traditionnels et en promouvant la médecine occidentale, soi-disant meilleure pour la santé. Certains écrits dénoncent l’attitude coloniale du gouvernement, qui chercherait à maintenir une domination sur les communautés autochtones. Selon eux, non seulement ces groupes sont coupés d’un savoir ancestral, mais les autorités se préoccuperaient peu, voire pas du tout, des conséquences de ces évacuations sur la santé des femmes, des enfants et des communautés.

D’une réjouissance familiale à une détresse solitaire

L’accouchement n’a rien d’un moment magique lorsqu’il est question d’évacuation. Au contraire, pour de nombreuses femmes, l’événement est traumatisant, voire aliénant. Ce déracinement entraîne bien souvent un énorme stress, qui peut ensuite compliquer leur attachement à l’enfant, un peu comme le ferait une dépression postpartum. 

« J’ai sûrement fait du mal à mon bébé, parce que je me sentais seule et que je n’avais pas faim. Je mangeais parfois, mais tout le monde connaît le sentiment de se sentir tellement seul que ça en coupe l’appétit[2]» – Une mère autochtone [traduction libre]

Ces femmes souffrent aussi de solitude. Le voyage vers les centres urbains est onéreux et bien des familles ne peuvent se permettre d’envoyer une personne pour les accompagner. Pendant ce moment de détresse en solitaire, le conjoint doit travailler et s’occuper du reste de la maisonnée. Les spécialistes constatent que cette pratique fragilise également les relations de couple. 

Plusieurs chercheurs remarquent que les femmes autochtones subissent toujours le poids des préjugés lors de leur séjour dans les centres censés s’occuper d’elles. Mauvais traitements, isolement et racisme marquent au fer rouge leurs expériences. Sont-elles réellement en sécurité durant cette procédure ? La question se pose. Coupées de leur réseau et de leurs repères, certaines sentent qu’elles ont perdu tout contrôle sur les décisions pour elle-même et pour leur enfant.

Coupées de ses racines, éloignées de son identité

Une véritable fête, voilà ce que représente une naissance dans plusieurs communautés autochtones. En évacuant les mères sous des prétextes médicaux, c’est toute une collectivité qui s’en voit affectée.

« La célébration a été volée… Si un bébé naissait, il y aurait au moins 50 personnes dans cet hôpital qui attendraient. Et dès la naissance du bébé, les gens seraient au téléphone, à la radio, en train de faire la fête[3]. » – Témoignage d’une femme Helitsuk [traduction libre]

Les évacuations brisent aussi la chaîne de transmission du savoir entre les générations. En plus de mettre à mal les pratiques obstétriques traditionnelles, les autorités perturbent le rôle des femmes dans les communautés. 

« À l’époque, les femmes avaient les connaissances nécessaires pour s’occuper d’une femme en travail… Nos aînés nous enseignaient ce qu’il faut faire et ne pas faire. Aujourd’hui, une Aînée s’est plainte qu’elle ne pouvait même pas expliquer à quoi ressemblerait l’accouchement à l’hôpital à une fille qui en était à sa première grossesse[4]. » – Témoignage d’une femme inuit [traduction libre]

Finalement, certaines communautés, notamment celles des Inuits, sont profondément attachées au lieu de naissance. Évacuer les femmes est alors synonyme de menace pour leurs enfants. Comment garantir leur identité culturelle et leur sentiment d’appartenance à la collectivité ?

Un retour aux sources plus que nécessaire

Pour l’équipe de recherche, les constats accablants des conséquences des évacuations sur les femmes, leur famille et leur communauté ne font plus de doutes. Les autorités sanitaires devraient remettre en question cette pratique longtemps tenue pour acquise. Elle remarque également que les évacuations varient grandement entre les groupes et que certaines communautés se sont dotées de leur propre maison de naissance pour les grossesses à faible risque. Elle soulève donc la question : ne serait-il pas temps de laisser aux communautés le pouvoir de décider de la façon dont elles veulent gérer leurs naissances ? Plusieurs expériences où les communautés ont pris en main le destin de leur famille ont été couronnées de succès. Les naissances seraient-elles leur prochain cheval de bataille ?


[1] Hilah Silvera, Ivan Sarmientoa, Juan-Pablo Pimentel, Richard Budgell, Anne Cockcroft, Neil Andersson sont membres du groupe de recherche participative CIET-PRAM du département de médecine familiale de l’Université McGill et Zoua M. Vang est directrice fondatrice du laboratoire IMIHW (Indigenous Maternal Infant Health and Well-being) de l’Université McGill.

[2] Témoigagne tiré de l’étude suivante : W. Phillips-Beck, Development of a Framework of Improved Childbirth Care for First Nation Women in Manitoba: a First Nation Family Centred Approach, Université du Manitoba, Winnipeg, Manitoba, 2010.

[3] Témoignage tiré de l’étude suivante : J. Kornelsen, A. Kotaska, P. Waterfall, L. Willie, D. Wilson, Alienation and resilience: the dynamics of birth outside their community for rural First Nations women, Int. J. Indig. Health 7 (1) (2011) 55.

[4] Témoignage tiré de l’étude suivante : J. O’Neil, P. Kaufert, P. Brown, E. Voisey, M. Moffart, B. Postl, et al., Inuit concerns about obstetric policy in the Keewatin region NWT, Arctic Med. Res. 47 (Suppl. 1) (1988) 485–489.