En 2010, le conseil de bande mohawk[1] de Kahnawake somme vingt-six personnes blanches, mariées à des Mohawk, de quitter les lieux. Les lettres d’expulsion envoyées à ces résidents ont alors défrayé la chronique. D’ailleurs, les débats sur les critères d’appartenance à la communauté de Kahnawake font régulièrement surface depuis 1981, année de l’adoption du Moratoire sur les mariages mixtes, stipulant que toute personne qui épouse un non-natif doit quitter la communauté. Pour ceux qui approuvent cette mesure, il est avant tout question d’assurer la survie de la communauté, en protégeant ses ressources et son territoire.
En fait, le débat ne date pas d’hier… Dès le XIXe siècle, les critères d’appartenance à la communauté deviennent objet de conflits politiques chez les Mohawk. Déjà, on mettait en cause la légitimité des mariages mixtes entre Autochtones et Blancs, ainsi que le statut de leurs enfants, des métis, au nom de la protection du territoire.
Cet article, tiré d’un mémoire de maîtrise en histoire, retrace les événements en cours à Kahnawake au milieu du XIXe siècle. L’auteure propose une analyse critique de la littérature scientifique, des publications du département des Affaires indiennes et des archives des diocèses de Longueuil et de Québec. Elle expose la complexité des rapports entre Autochtones et Blancs à l’époque: comment les jeux politiques qui entourent la lutte pour le territoire influencent-ils les liens familiaux à Kahnawake?
Un peuple matrilinéaire
D’après les recherches de l’auteure, les Mohawks ont une organisation traditionnellement matrilinéaire et matrilocale : c’est la mère qui transmet l’appartenance au clan et l’époux doit résider sur son territoire. Cela signifie que si un homme blanc se marie avec une femme autochtone, il vient habiter avec la famille de l’épouse, et leurs enfants sont considérés comme des Mohawk. Certaines familles adoptent aussi des enfants blancs en bas âge. Ces derniers deviennent membres à part entière de la communauté, au même titre que les enfants métis de mère mohawk.
Les documents d’archives montrent qu’à partir du moment où une personne habite le village depuis l’enfance, elle fait aussi partie de la communauté, qu’elle soit adoptée ou née d’un couple mixte. C’est l’intégration culturelle qui importe, plutôt que les liens du sang. Si un résident du village entretient des relations harmonieuses avec les autres et qu’il partage la culture du groupe, il est Autochtone, sans égard à son lieu de naissance ou à celui de ses parents.
La concurrence des Blancs
Malgré cette tolérance traditionnelle, des disputes éclatent au sujet de la présence des Blancs parmi les Mohawk. En se mariant avec les femmes de la communauté, ils peuvent acquérir des terres et faire concurrence aux activités commerciales des personnes natives.
De nombreuses femmes mohawk élèvent des enfants nés d’un père blanc. Lorsque les conflits éclatent au sujet de la présence d’hommes blancs à Kahnawake, certains s’inquiètent du devenir des enfants métis. Et si la communauté décidait qu’ils ne font plus partie des leurs ?
« [L]es expulser du village d’après un tel principe serait réduire à la mendicité un grand nombre de femmes et d’enfants accoutumés à notre manière de vivre, ne parlant que notre langue et qui n’auraient aucun moyen de subsister ailleurs. » (Pétition des chefs iroquois du Sault Saint-Louis, 1834)
Les « cadeaux annuels »
L’État joue également un rôle important dans l’orientation des débats autour du mariage mixte. Du XIIe à la fin du XIXe siècle, chaque année, le Département des affaires indigènes (DAI) distribue des « cadeaux » à la population autochtone, dans le but de former des alliances. Les familles reçoivent des textiles, des couvertures, des munitions ou encore des outils.
Les mariages mixtes, plutôt que de gonfler les rangs des populations autochtones, devraient servir à diminuer le nombre de receveurs de ces cadeaux et donc à réduire les dépenses du DAI. Ainsi, en 1837, les hommes blancs et leurs enfants métis ne sont plus éligibles à l’octroi de cadeaux annuels.
« Les présents seront émis dans le futur uniquement aux véritables Indiens. À aucun enfant d’hommes blancs et de couleur avec des femmes indiennes. » (correspondance entre missionnaires à Kahnawake, 1836)
L’application d’une telle mesure s’avère cependant complexe. L’agent responsable de dresser la liste des habitants admissibles se dit un peu perdu et ne sait plus s’il doit « inclure […] les enfants provenant d’un métis et d’une sauvagesse, quoique les enfants se trouvent trois quarts sauvages. » (correspondance, 1845)
Le statut légal des Autochtones
En 1850, le gouvernement adopte l’Acte pour mieux protéger les terres et les propriétés des sauvages dans le Bas-Canada. Pour la première fois, une loi coloniale définit officiellement quelles personnes sont légalement « Indiennes », avec les droits qui en découlent, notamment l’accès aux terres réservées à leur usage exclusif. Le statut officiel inclut les personnes mariées à des autochtones et établies sur ces terres, ainsi que leurs enfants. Cette définition largement inclusive contente une partie de la population autochtone.
Cependant, certains chefs voient cette loi d’un mauvais œil. D’abord, ils perdent le pouvoir de décider qui fait partie ou non de leur communauté. Ensuite, cette loi permet d’accorder le statut d’Indien à pratiquement tous ceux qui demeurent sur les terres réservées, ce qui constitue à leurs yeux une menace pour leurs territoires et leurs ressources. Ils réclament des changements aux critères de l’ « indianité ». En 1851, suite à ces revendications, on introduit dans la loi un biais sexiste : les hommes blancs qui épousent des femmes autochtones ne peuvent pas acquérir le statut indien. La femme perd également son statut d’indienne, de même que les enfants issus d’un tel mariage. Seules les femmes blanches épousant des hommes autochtones peuvent être considérées comme des indiennes, et donc s’établir dans la communauté de leurs époux. En opposition directe à la tradition matrilinéaire des Mohawk, le statut du conjoint et des enfants dépend alors de l’origine ethnique de l’homme, et non de la femme.
Notons qu’avec le temps, les lois canadiennes et les règlements internes aux communautés évoluent selon l’avancée des débats. Encore aujourd’hui, les règles officielles d’appartenance sont appelées à changer.
Liens du sang ou liens sociaux?
Comment assurer la pérennité de la communauté mohawk? Deux visions s’opposent. D’un côté, il y a celles et ceux qui souhaitent favoriser un métissage harmonieux, fondé sur l’intégration culturelle et le respect des traditions ancestrales. De l’autre, on considère que seuls les liens du sang sont un critère valable d’appartenance au groupe et que le métissage rend la communauté vulnérable à la dissolution de sa culture et à l’appropriation de son territoire.
Ces conflits affectent directement le statut des couples mixtes et de leurs enfants métis dans la communauté. Parmi les Mohawk de Kahnawake, certains les considèrent illégitimes et souhaiteraient les voir quitter le village. Pour d’autres, ce sont des amis, des collègues, de la famille, bref, des membres du groupe.
Pour certains membres de la communauté, l’intervention de l’État dans ces débats constitue une intrusion illégitime et une tentative de contrôle. Pour d’autres, faire appel à une autorité extérieure représente un moyen de défendre leurs droits et leur culture.
En 2018, les couples mixtes de Kahnawake obtiennent gain de cause auprès de la Cour Supérieure du Québec. Elle déclare « discriminatoires » et « inopérants » les règlements leur interdisant de résider à Kahnawake. Reste à savoir quelle légitimité les Mohawk accorderont à cette décision judiciaire, puisque le fait de décider eux-mêmes des critères d’appartenance à leur communauté constitue l’une de leurs principales revendications.
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[1] Les Kanien’kehá:ka, ou Mohawk, sont l’une des six nations iroquoises.