Milieu des années 1970 : des militantes et féministes mettent sur pied les premières maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. En 1995, le gouvernement provincial adopte la Politique d’intervention en matière de violence conjugale à la suite de revendications féministes. Si elle est sans contredit une victoire importante, le chemin à parcourir est encore long au sein des maisons d’hébergement, dont la contribution ne cesse d’être dénigrée par un mouvement antiféministe qui va en grandissant.
Isabelle Côté, professeure en service social à l’Université Laurentienne, étudie justement les effets de l’antiféminisme sur les pratiques des intervenantes féministes en maison d’hébergement. La chercheuse s’entretient avec 48 intervenantes, dont certaines ont participé à la création des maisons d’hébergement en 1975.
Antiféminisme… mais encore ?
À chaque mouvement social son contre-mouvement. C’est ce que montre la lutte que mène l’antiféminisme contre le féminisme. Le mouvement féministe considère la violence conjugale comme une manifestation des inégalités qui demeurent entre les femmes et les hommes dans diverses sphères de la vie. Si les féministes assurent que tous les hommes ne sont pas violents et qu’ils peuvent également être victimes de violence, elles insistent pour que soit reconnue l’influence de la société sur la violence conjugale, sur l’importance de protéger les femmes qui en sont victimes et leurs enfants, ainsi que sur la nécessité de responsabiliser les conjoints agresseurs.
En revanche, le contre-mouvement antiféministe conteste l’analyse féministe de la violence conjugale. « Les femmes sont tout aussi sinon plus violentes que les hommes et les hommes subissent autant de violence que les femmes » : ce discours bien réel illustre la prétendue « symétrie de la violence » qui trouve un écho certain dans notre société, selon l’auteure. De manière générale, l’antiféminisme veut donc démontrer que le féminisme est « allé trop loin » en se positionnant « contre les hommes » et qu’il serait responsable des souffrances de ces derniers.
En maison d’hébergement, la résistance idéologique antiféministe se manifeste donc très concrètement dans la pratique quotidienne des intervenantes féministes, qui subissent de plein fouet les contrecoups de l’idée de « symétrie de la violence ».
Quand la défense devient violence : la perception brouillée des femmes
Suis-je victime ou bourreau ? L’antiféminisme brouille la perception que les femmes hébergées ont d’elles-mêmes et de la violence subie. Tout d’abord, certains conjoints peuvent semer le doute dans l’esprit de leur conjointe en s’appuyant sur le discours de la symétrie de la violence pour justifier leurs comportements. À tel point que les intervenantes qui ont plusieurs années d’expérience observent une recrudescence du nombre de femmes qui se définissent comme violentes. Certaines victimes ont même recours à des services de gestion de la violence, d’autres hésitent à se présenter en maison d’hébergement puisqu’elles ne se considèrent pas comme de « vraies victimes ». Pourquoi ? En raison des discours antiféministes, elles peuvent interpréter leur résistance, ou leur légitime défense, comme de la violence.
“Parce qu’on entend de plus en plus de jeunes femmes puis de femmes en général dire : « Bien t’sais, moi aussi je suis violente. Je suis aussi violente que lui. » […] Fait qu’il faut essayer de défaire ça.” (Intervenante interrogée)
« Pour » les unes, donc « contre » les autres : l’antiféminisme joue sur les mots
Selon les discours antiféministes, soutenir les femmes, c’est nécessairement être « contre les hommes » ! Cette étiquette porte définitivement préjudice aux intervenantes en maison d’hébergement.
D’une part, les séances de prévention et de sensibilisation qu’organisent les intervenantes pour le grand public prennent parfois la forme de tribune de protestation. Certaines personnes participantes confrontent et discréditent leur travail, car elles contestent l’analyse féministe de la violence et le prétendu manque de considération pour les hommes.
“Tsé, dans les commentaires, les évaluations à la fin des [séances de] sensibilisation, c’était : « Bien vous êtes contre nous autres. » Puis même des fois, autant les ados que les adultes pouvaient lever leur main puis : « Ah bien t’sais y’en a des femmes aussi qui sont violentes, puis là vous êtes contre nous autres. »” (Intervenante interrogée)
D’autre part, l’image négative dépeinte par les antiféministes se ferait sentir chez les potentielles recrues qui veulent travailler en maison d’hébergement. Ces jeunes femmes hésitent à s’annoncer ou à se définir comme féministes au moment de l’embauche, car elles craignent de se voir affubler de l’étiquette « contre les hommes », affirme une répondante.
« Y’a eu beaucoup de discours antiféministes qui ont eu de l’impact […] T’sais, y’a des jeunes femmes des fois les stagiaires vont venir ici, puis je leur demande : « Est-ce que t’es une féministe ? » Puis elles me disent : « Ah non, moi, je les aime les hommes. » […] Fait que je trouve que c’est moins bien perçu. » (Intervenante interrogée)
Les intervenantes voient ici un lien clair entre l’antiféminisme et la préoccupation grandissante pour la place et la condition des hommes, souligne Isabelle Côté.
Les failles de l’intervention auprès des conjoints violents
Les groupes pour hommes aux comportements violents font parfois obstacle au travail des intervenantes en maison d’hébergement. Certains refusent d’adhérer à l’analyse féministe de la violence conjugale et ne se conforment pas aux orientations de la politique gouvernementale. Comment ? En ne responsabilisant pas les hommes pour leurs comportements violents et en mettant plutôt l’accent sur leur souffrance. Leur intervention thérapeutique et clinique, souvent axée sur la « détresse psychologique » ou « l’état de santé mentale » peut faire preuve d’indulgence, minimiser, voire à excuser les comportements violents.
Lorsque les conjoints des femmes hébergées fréquentent ces organismes, les intervenantes constatent que leur discours peut s’avérer dangereux. En effet, ces femmes peuvent faire le choix de rester avec leur conjoint ou de lui donner une chance, dans l’espoir qu’il reçoive des services pour changer ses comportements, ce qui n’est pas nécessairement le cas, selon une intervenante.
« Bien c’est certain que, quand une femme arrive par exemple et nous dit que son conjoint fréquente le groupe pour conjoints ayant des comportements violents, puis que là il va changer, puisqu’il fait des promesses, bien on se fait un devoir d’expliquer aussi un peu l’analyse du mouvement masculiniste. » (Intervenante interrogée)
L’intervention féministe : droit de réponse
Les confrontations fréquentes avec l’antiféminisme sont épuisantes et nuisibles, mais les intervenantes développent des stratégies de résistance ! Elles raffinent leur analyse de la violence conjugale afin de distinguer l’agressivité, la colère, la violence conjugale des « simples » chicanes de couple. Par exemple, afin de déconstruire les arguments antiféministes, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale produit le fascicule Et si c’était plus que de la chicane ? Des repères pour différencier la violence conjugale de la chicane de couple. De plus, elles étudient les arguments qui portent sur la victimisation des hommes et la violence des femmes afin de débattre en toute connaissance de cause.
Un discours antiféministe omniprésent
Attribution d’une part de responsabilité aux victimes pour la violence subie, minimisation des comportements violents du conjoint et valorisation de la « détresse masculine » en situation de violence conjugale : les résistances antiféministes semblent avoir un effet bien réel sur les pratiques des intervenantes en maison d’hébergement.
Isabelle Coté rappelle toutefois que le contre-mouvement antiféministe, composé de groupes militants, d’acteurs institutionnels et d’intellectuels, possède une vitrine non négligeable au Québec. Quelles sont les conséquences de l’antiféminisme sur les pratiques d’intervention dans d’autres milieux de pratique, comme les corps policiers ou le milieu judiciaire ? De plus amples études devront y répondre. Certaines intervenantes tirent d’ores et déjà l’alarme : les services de police interprètent parfois des situations de violence conjugale comme des « chicanes de couple ». Même son de cloche du côté des services de médiation qui, ne sachant pas déceler la présence de violence conjugale, peuvent minimiser la présence de violence dans le but d’obtenir un arrangement à l’amiable entre les conjoints.